LES « MINERAIS DE SANG », FACTEURS DE CONFLITS AU KIVU (RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO) – 2ème Partie
Étude des rivalités territoriales dans une zone grise d’Afrique centrale
Melvil Bossé – https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02445404/document
SOMMAIRE
2. LE KIVU COMME ZONE GRISE. UN CONFLIT PERPETUÉ PAR LA DEFAILLANCE DU CONTROLE ÉTATIQUE
2.2. Institutionnalisation des groupes armés et ingérence des Etats voisins. Les acteurs au cœur de la guerre
2.3. La faiblesse des institutions de l’Etat et des forces de l’ONU, frein à l’amélioration de la situation sécuritaire
2.4. Conclusion de la deuxième partie
3. LES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES COMME LIMITES AU DÉVELOPPEMENT LOCAL? LES DÉFIS DE L’EST CONGOLAIS
3.1. Luttes d’influence en RDC: une «économie de prédation» des minerais
3.2. Le Kivu, place centrale du néocolonialisme?
3.4. Conclusion de la troisième partie
4. CONCLUSION GÉNÉRALE
2. LE KIVU COMME ZONE GRISE. UN CONFLIT PERPETUÉ PAR LA DEFAILLANCE DU CONTROLE ÉTATIQUE
2.2. Institutionnalisation des groupes armés et ingérence des Etats voisins. Les acteurs au cœur de la guerre
Le tableau des groupes armés de l’Est congolais est d’une incroyable complexité. Si les sources divergent parfois sur le nombre de groupes armés présents au Kivu, c’est parce qu’ils ne cessent de se renouveler: certains disparaissent pendant que d’autres apparaissent ou fusionnent, se scindent, changent de nom, d’alliés, ou d’ennemis. Ces évolutions rapides et très difficiles à analyser dans leur ensemble s’ancrent dans la zone grise de l’Est qui perdure en raison de la défaillance étatique provoquée par la prise de pouvoir de leaders opposés au gouvernement. Ceux-ci tentent de recruter le plus de soldats possibles, afin d’asseoir leur emprise sur des portions de territoires, riches en minerais bien sûr, qui deviennent parfois très larges. Par conséquent, ce sont eux qui contrôlent ces zones et y exercent leur autorité de facto, se substituant par là à l’Etat censé régir.
Mais il faut souligner que le pouvoir économique et financier est rarement le but premier des groupes armés, du moins à leur création. Car effectivement, selon Berghezan, «nombre des groupes armés présents dans l’Est de la RDC ont au départ été constitués en réaction à divers facteurs complexes, dont l’origine était souvent ancrée dans la dynamique locale: perception d’une exclusion en raison de l’appartenance ethnique ou de l’origine régionale, conflits autour de la propriété foncière, insécurité et incapacité des pouvoirs publics à assurer la primauté du droit. Au fil du temps, certains de ces groupes armés se sont détournés de leurs objectifs initiaux sous les effets conjugués de la corruption et de l’opportunisme politique et économique. Ayant réussi, par la violence, à s’emparer de territoires avec une relative facilité, ils ont tenté de substituer ou de prendre possession des structures étatiques et de bénéficier de la richesse minérale qu’ils ont ainsi trouvée dans les zones désormais placées sous leur contrôle».
Les mouvements armés se sont ainsi multipliés depuis les années 1990 au Kivu: l’AFDL, les Maï-Maï, les FDLR et Interahamwe, le RCD, le CNDP, le M23, le NDC, l’ADF, … Comme affirmé par Thierry Vircoulon, le constat généralisé à de nombreux pays africains sur l’inflation du nombre des groupes armés et des milices est bien «le symptôme de l’affaiblissement de nombreux Etats africains qui ne sont plus en mesure d’assurer la sécurité de leur population et le contrôle de certaines parties de leur territoire». Les guérillas naissent donc dans «les interstices des Etats qui deviennent parfois des « vides d’Etat »», comme le Kivu où «les groupes armés sont une partie intégrante du système économique et politique de la province et sont les symptômes d’une gouvernance par la violence et la prédation».
Pour Vircoulon, il faut distinguer quatre réalités lorsque l’on parle de milices, qui font donc partie du système de gouvernance locale, notamment quand elles sont en place depuis longtemps:
– des auteurs de banditisme (souvent dans des zones rurales, marginalisées ou défavorisées)
– des paramilitaires (qui mobilisent certains membres de la société civile)
– des milices d’autodéfense
– des groupes armés et mouvements politico-militaires voulant renverser le pouvoir en place.
Au Kivu, on observe la présence de ces quatre types d’acteurs, certains se recoupant entre eux, alors que tous pratiquent des actes de banditisme: En RDC, toute personne possédant une arme est susceptible de devenir seigneur de guerre.
Pour Georges Berghezan, chercheur au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), «en plus des groupes dits « étrangers », deux types de mouvements armés sont apparus durant [la Deuxième guerre congolaise]: ceux qui collaboraient avec les envahisseurs, notamment le RCD-Goma et ses diverses scissions, et ceux qui s’y opposaient, généralement unis sous la bannière des Maï-Maï».
Pour Battory et Vircoulon, en plus des réfugiés qui y ont afflué à partir des Pays limitrophes, le Kivu est devenu le « champ de bataille régional », où s’affrontent les régimes de ces mêmes Pays voisins (Rwanda, Ouganda et Burundi) et leurs oppositions respectives. L’Est congolais peut donc être en proie à l’ingérence d’Etats voisins qui souhaitent y maintenir une instabilité dans ses propres intérêts, mais également il peut devenir le théâtre malheureux d’affrontements entre des sujets (armées régulières et groupes armés) étrangers, car il devient le lieu de refuge des contestataires d’un régime qui n’hésite pas à traverser la frontière pour les neutraliser.
Un prétexte pour le Rwanda a été, et est toujours, la présence des FDLR en RDC qui, en 2019, auraient encore, selon Kigali, entre 1100 et 1400 combattants Hutus dans le territoire de Rutshuru au Nord-Kivu. Pour Berghezan, «l’élimination de cette milice [les FDLR] apparaît donc incontournable pour mettre fin à l’ingérence du Rwanda en RDC, elle-même en grande partie à la base de l’instabilité qui gangrène tout l’Est du pays». L’ingérence des pays étrangers n’est en effet jamais très loin et, lorsqu’ils ne les combattent pas, ils appuient aujourd’hui encore certaines milices au Congo. Comme a pu le dire Pourtier, «le Rwanda est un acteur essentiel de la guerre du Kivu. Non seulement parce que la déstabilisation de l’Est de la RDC est la conséquence directe de ses problèmes internes, mais aussi parce que Kigali essaye d’exercer un contrôle sur l’Est du Kivu, tant pour sa sécurité que pour s’approprier des terres et des ressources minières».
À l’échelle du seul Kivu, les jeux d’alliances (qui sont toutes des alliances de circonstances, donc éphémères) et les stratégies mouvantes des mouvements armés, dont la position n’est pas toujours évidente à cerner, engendrent ce que Global Witness a qualifié de « anarchie ».
Cette anarchie est ainsi explicitée par Justine Brabant: «des soldats de l’armée régulière qui, entre les combats, échangent des information d’ordre militaire et stratégique avec leurs adversaires. Des combattants qui affrontent les troupes régulières, mais assurent ne pas être des rebelles. Des « seigneurs de la guerre » qui chassent les autorités locales des zones qu’ils contrôlent, pour reproduire les pratiques des administrations d’Etat, du contrôle des documents d’identité au prélèvement des taxes. […] Des groupes armés irréguliers aux rangs de l’armée nationale, il n’y a parfois qu’un pas qui, de surcroît, se franchit dans les deux sens. Et, à l’inverse, se déclarer « citoyens » comme les Rayia Mutomboki ou « patriotes » comme les Maï-Maï n’empêche pas, à l’occasion, de combattre l’armée de son pays».
La chercheuse remet en cause la théorie du modèle de prédation des minerais comme seule et unique motivation (et comme but premier) des groupes armés qui, pour elle, répondent à d’autres aspirations en tant que milices d’autodéfense. En raison de la longue durée de la guerre, toute une génération de congolais ne connait que la lutte armée comme moyen de résistance et d’obtention matérialiste au sein d’un territoire dépourvu d’institutions légitimes: «pour une grande partie de la jeunesse des Kivus, exercer la violence ne signifie pas combattre un pouvoir ou un système, mais tenter de s’y faire une meilleure place».
Cela fait écho aux propos de William Barnes qui affirmait déjà que «le recours à la force est de plus en plus considéré comme le meilleur moyen de réaliser les ambitions individuelles ou l’accès à un confort matériel minimum». L’armement de la population civile renforce une situation de chaos due «à l’effritement de l’autorité publique dans une grande partie du territoire de la République et à l’incapacité des forces de l’ordre à assurer la sécurité des personnes et de leurs biens».
Lorsqu’ils s’installent dans un territoire de manière pérenne, les groupes armés deviennent les autorités de fait et gèrent la nouvelle administration. Ils n’ont pourtant pas pour ambition de faire sécession de la RDC, c’est-à-dire de créer un nouvel Etat, mais ils considèrent être la seule et unique entité légitime, alors même que la communauté internationale ne les reconnaît pas. Il s’agit donc bien de la « désintégration d’un Etat lors d’une guerre civile » qui correspond à une libanisation, car l’Etat congolais a implosé. Cette situation est en place depuis la Deuxième guerre du Congo, lorsque les rebelles du RCD et ceux du MLC, entre autres, contrôlaient des territoires immenses. La RDC est donc « libanisée » depuis 2002, année où les zones soumises aux guérillas étaient les plus vastes.
Au Kivu, les mouvements insurrectionnels, tels que les Maï-Maï, les Rayia Mutomboki, le NDC clament qu’ils sont là pour protéger les populations civiles. Si cela peut être avéré, il faut tout de même prendre conscience que ce sont également ces groupes qui amènent, parfois indirectement, le danger pour les habitants, car leurs ennemis lancent des raids dans les territoires en question. Ce paradoxe est souligné par Brabant, qui a comparé les groupes à la mafia, car ils demandent des taxes en échange de la protection, alors qu’il n’y aurait pas d’ennui pour les civils sans leur présence. Les groupes armés se sont multipliés depuis les conflits des années 1990, au point de faire véritablement partie du paysage social, politique et économique du Kivu. Certains d’entre eux prennent les armes et cherchent à contrôler des territoires locaux, pour faire pression sur le gouvernement central, afin d’obtenir des avantages d’ordre politique, économique et militaire en recourant à la menace de la guerre. D’autres groupes deviennent des partis d’opposition, certains sont étrangers et adversaires ou bien alliés des régimes voisins et, au final, dans une région où l’on accède rarement au pouvoir de manière démocratique, la réalité de millions d’habitants est celle de la guerre. Comme l’affirmait le géo-politologue français Jean-Christophe Victor en 1998: «Le massacre est devenu ici un mode de conquête du pouvoir» et Stéphane Rosière ajoute: «la terreur est devenue la règle». En RDC et au Kivu en particulier, les moins de 20 ans représentent plus de la moitié de la population et n’ont jamais connu la paix.
2.3. La faiblesse des institutions de l’Etat, frein à l’amélioration de la situation sécuritaire
L’impuissance, voire l’indifférence, de Kinshasa à l’égard du Kivu, son réel éloignement physique et symbolique, fait de la région une zone grise, isolée du reste du pays par une frontière marquée entre territoire contrôlé par le gouvernement central et zone insurgée. À tous les égards, Kigali (capitale rwandaise), Kampala (capitale ougandaise), voire Bujumbura (capitale burundaise), se trouvent bien plus proches de cette zone de non-droit et de ses hostilités. Cela explique l’influence et le contrôle dont ces Etats exercent au Kivu, car leurs instances politiques et militaires sont bien plus à même d’y intervenir. Dans ce sens, le docteur Crézé a affirmé que des militaires rwandais traversaient encore la frontière sans se faire déranger, ce qui fait du Kivu une terre d’occupation.
Ce territoire que l’on pourrait qualifier d’apatride est le lieu d’une guerre « moderne », au sens où les lignes de front, comme le souligne Brabant, ne sont pas clairement définies entre un camp et un autre: «Les violences au Congo aujourd’hui ne se réduisent pas à deux forces ennemies et une ligne de combat entre elles: il existe plutôt, ça et là, sur un territoire théoriquement administré par l’Etat congolais, des îlots qui échappent à son contrôle, où des chefs de guerre ont mobilisé suffisamment d’hommes et d’armes pour faire leur loi: « protéger » mais aussi piller et taxer».
En effet, comme dit précédemment, les groupes armés se substituent aux institutions étatiques et régissent par la force. Il s’agit donc bien d’une occupation.
L’occupation des Kivus par les groupes armés affiliés aux Etats étrangers, ou au contraire en opposition avec eux, a contribué à la défaillance du régime de Kinshasa, incapable de répondre à cette menace, et la déliquescence de l’Etat congolais est elle-même présentée comme un « vecteur d’instabilité » car, par la suite, elle a permis aux milices d’entretenir la crise politique, sécuritaire, sociale, économique. Les Maï-Maï ont eux-mêmes « profité » de l’absence de l’Etat et de forces de sécurité compétentes pour se constituer (ou plutôt consolider leur présence) en réaction aux exactions des FARDC et FDLR. «Le phénomène des Maï-Maï s’est développé en réaction à l’invasion rwando-ougandaise entre 1998 et 2003. Le retrait des forces d’occupation n’a pourtant nullement marqué son déclin, bien au contraire. Mobilisés au départ au nom de la défense de leur communauté (face aux armées ou aux groupes armés étrangers, puis face aux milices des communautés ressenties comme rivales), les groupes de Maï-Maï ont mal vécu leur désarmement et leur démobilisation. L’échec de la plupart des combattants à s’intégrer dans les FARDC ou à retourner dans la vie civile les a poussés à reprendre le maquis» (Berghezan, 2018, p.4). En effet, lorsque des rebelles rendent les armes, le problème de leur réinsertion sociale se pose.
Comme le souligne Georges Berghezan, le manque d’opportunités, notamment le chômage des jeunes, peut conduire à la frustration d’ex-combattants qui n’ont parfois d’autre choix que de retourner à leur ancienne vie: «Pour beaucoup de ces jeunes, l’arme est devenue un outil de survie, dont ils ne pourraient se passer. […] Tant qu’ils auront le choix entre une vie misérable et l’usage de la violence, qui leur permettrait de se nourrir, mais aussi d’acquérir un certain statut social, il est clair que l’appel des armes continuera à être entendu».
Cependant, l’intégration d’anciens rebelles dans l’armée régulière congolaise, solution longtemps employée, ne doit pas conduire à l’impunité au nom de la réconciliation, comme cela a déjà été le cas à différentes reprises en RDC depuis la fin de la Deuxième guerre.
En effet, comment réellement « réconcilier » si des combattants qui ont commis de graves crimes se retrouvent généraux officiels quelques mois plus tard? Malheureusement, en RDC, l’impunité s’est imposée comme la règle pour accéder et se maintenir au pouvoir. Cela vient du fait que le secteur judiciaire fait partie des premiers affectés par la faillite de la RDC, car des institutions faibles ne sont pas en mesure de rendre la justice, surtout dans un pays qui a connu trente ans de dictature après l’indépendance. La défaillance de l’Etat entraîne donc forcément la défaillance de la justice.
Pour Mopo Kobanda, «les instruments juridiques congolais hérités de la colonisation, qui n’ont pas subi de réformes en profondeur, sont inappropriés et presque archaïques et n’offrent pas un cadre législatif et institutionnel favorable à l’administration d’une justice transparente, impartiale, efficace, adéquate et indépendante du pouvoir politique».
Par conséquent, la «culture d’impunité qui règne en RDC» peut se maintenir et compromettre «les efforts de paix». C’est pour cela que, comme rappelé par le docteur Dénis Mukwge, «aujourd’hui, les Congolais n’ont ni la paix ni la justice». Tant que la justice ne sera pas restaurée, le Kivu restera sans doute l’épicentre des conflits en Afrique centrale, car il est devenu le lieu de refuge pour des criminels de guerre. À l’inverse, pour les populations victimes de la guerre, la réaffirmation d’un Etat de droit et la démocratisation du gouvernement central sont des besoins vitaux. En effet, comme le soulignait Thierry Vircoulon, «il ne peut y avoir de démocratisation du secteur de sécurité s’il n’y a pas de démocratisation du régime».
De plus, comme souligné auparavant, les effectifs de l’armée congolaise sont souvent composés d’anciens rebelles après une recomposition issue du « mélange » ou bien du « brassage » entre anciens ennemis. L’idée d’armée « mélangée » date de la fin des années 1990 et explique l’indiscipline, les pratiques illégales, ainsi que le manque de cohésion et d’efficacité des FARDC. Les FARDC, censées représenter l’ordre et le maintien de la paix, sont souvent impliquées dans l’économie illicite des minerais, comme l’ont démontré les chercheurs de l’IPIS. Global Witness soulignait qu’il ne s’agit pas d’une pratique qui se limite à quelques soldats, mais d’une «pratique répandue […] avec un système de gratifications bien organisé» et dont «les profits remontent jusqu’au sommet de la hiérarchie militaire». Ainsi, «si quelqu’un a un grade dans l’armée, il a accès aux ressources naturelles» confiait une source de l’ONU à l’ONG britannique.
C’est pour cela que, pour pacifier la société kivutienne, c’est bien vers la restauration de l’Etat de droit en RDC qu’on doit tendre. Comme constaté par la Banque mondiale dans son rapport de 2011, «il est crucial de renforcer la gouvernance et les institutions légitimes, pour assurer la sécurité des citoyens, la justice et l’emploi, et rompre ainsi l’enchaînement des cycles de violence». En effet, un territoire immensément riche sans gouvernement, «c’est une libre invitation à la violence et à la pagaille générale», comme le clamait Hochschild. Denis Mukwege argue lui aussi que, «pour restaurer la paix, il faut avant tout restaurer l’autorité de l’Etat et reformer l’armée, la police, la justice. […] La lutte contre l’impunité est une priorité et doit être placée au cœur du processus de paix».
2.4. Conclusion de la deuxième partie
Christophe Boltanski affirmait: «contrairement à une idée communément admise, au Kivu l’Etat [congolais] n’est pas absent. Il existe, pourvu de tous ses attributs régaliens, mais comme un zombie, un corps dont il ne subsisterait que l’enveloppe». Le gouvernement central dispose donc bien d’une autorité de jure mais nullement de facto, ce qui est le propre des Etats libanisés. Au Kivu, il est bien quasiment absent de cette zone grise, où les milices administrent leur propre territoire, où la contrebande est la norme, où les lois coutumières traditionnelles peuvent prendre le pas sur les lois nationales, où les élites politiques et militaires sont corrompues, où la justice est remplacée par l’impunité. Comme le soulignait Stewart Andrew Scott, «il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’assurer les fonctions régaliennes de l’Etat, sans pouvoir s’appuyer sur les forces de police, l’armée et la justice».
Dans un environnement particulièrement belliqueux comme le Kivu, les groupes armés ont réussi à imposer leur propre autorité. Dans ce sens, Jean-Paul Mopo Kobanda a expliqué que les milices ont souvent remplacé les autorités censées gouverner, notamment dans le secteur économique: «certaines multinationales ont justifié d’avoir traité avec les rebelles par réalisme, vu la disparition de l’autorité étatique. Pour elles, les rebelles étaient des autorités de fait qui posaient tous les actes d’administration dans les provinces de l’Est». Toujours selon Mopo Kobanda, «dans le cas de la RDC, dont l’économie dépend fortement des revenus issus de l’exportation des ressources naturelles (en 2017 les minerais et métaux représentaient 74% des exportations de la RDC), les trafics ont privé le gouvernement central d’une part importante du budget de l’Etat. En plus, les recettes tirées de ces trafics par les rebelles ne servaient nullement à payer les travailleurs et fonctionnaires […]. Ce qui a fortement contribué à aggraver la pauvreté des populations congolaises en général et celles vivant dans les zones occupées en particulier».
Comme l’a précisé Minassian, «au mouvement de dépassement de l’Etat par le haut, à travers les interventions d’acteurs transnationaux légaux, comme les multinationales, les circuits financiers, les ONG et les réseaux de communication, correspond le mouvement de dépècement de l’Etat par le bas, par l’intermédiation des acteurs illégaux liés aux guérillas, aux réseaux terroristes et à la criminalité organisée».
Selon Georges Berghezan, la RDC étant un Etat failli, «c’est tout l’Etat congolais qui doit être reconstruit». Pour lui, cela est primordial, notamment pour permettre aux nouvelles générations de pouvoir enfin tourner la page de la guerre, puisqu’actuellement, «le manque d’opportunités offertes aux jeunes démobilisés constitue un facteur qui contribue à faire perdurer les conflits. En effet, dans ce contexte extrêmement trouble, les jeunes n’ont que peu de choix en-dehors de la lutte armée ou de l’émigration.
Finalement, comme Mopo Kobanda l’affirmait dès 2006: «le conflit a remis en cause l’autorité de l’Etat, favorisé l’émergence des autorités de fait dans les territoires occupés et obligé le gouvernement à négocier les conditions de fin de crise, qui ont entraîné forcément des incidences sérieuses sur l’application du droit. Cette situation de délitement de l’autorité publique et étatique, que d’aucuns qualifient de disparition pure et simple de l’Etat congolais, doit être prise en compte dans l’analyse et les propositions de solutions au problème de pillage et d’exploitation illégale des ressources. En effet, c’est cette faiblesse et cette absence de l’Etat qui permettent au Rwanda d’importer illégalement des ressources naturelles et qui provoquent une insécurité récurrente dans l’Est du Congo». Ainsi, comme a pu le dire le journaliste congolais Eric Kajembe, les pays voisins «ont intérêt à ce que cette situation de désordre, de mauvaise gouvernance et d’insécurité continue, pour alimenter leur trésor». Le Kivu se retrouve donc depuis des décennies au cœur de luttes d’influence et d’intérêts économiques dépassant largement les frontières congolaises, comme nous le verrons en troisième partie.
3. LES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES COMME LIMITES AU DÉVELOPPEMENT LOCAL? LES DÉFIS DE L’EST CONGOLAIS
3.1. Luttes d’influence en RDC: une «économie de prédation» des minerais
Dès 1999, le politologue William Barnes affirmait que, «le Kivu suscite les convoitises du Rwanda et de l’Ouganda, qui profitent de la guerre pour mettre en place une économie de pillage et de réexportation». Du côté rwandais, cette économie de prédation s’est notamment traduite par la mise en place d’un « Bureau Congo » au sein du régime du FPR lors de la deuxième guerre, qui «supervise l’extraction et le commerce du coltan alors en plein essor» – c’est-à-dire le pillage organisé. Selon Mopo Kobanda, «cette direction placée sous le commandement du chef d’Etat major de l’armée rwandaise, le général James Kabarebe, d’après les rapports du groupe d’experts onusiens, était chargée aussi bien de superviser l’exploitation directe à laquelle se livraient les éléments de l’APR que de coordonner les contrats de concession et d’exploitation passés avec les multinationales». Au final, un véritable « réseau d’élite » fut créé par le gouvernement de Kigali – «une toile tissée de part et d’autre des frontières de la RDC» –, que le Groupe d’experts de l’ONU sur l’exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC s’employa à mettre au grand jour dans ses différents rapports du début des années 2000. Selon ces rapports, les recettes totales du Bureau Congo s’élevaient à 320 millions de dollars, c’est-à-dire 80% du budget de la défense rwandaise.
La moitié des minerais exploités passaient la frontière en contrebande, en étant évacués directement par avion vers Kigali. Des comptoirs à Goma et Bukavu, « points d’accès aux marchés internationaux », qui sont rarement tenus par des congolais, ont notamment leur importance dans ce commerce. Les minerais passent également la frontière par bateau via les lacs Kivu et Tanganyika et, après avoir été acheminés au Rwanda et Burundi, sont exportés vers l’Asie du Sud et de l’Est, en partant notamment des ports de Dar-es-Salam (Tanzanie) et Mombasa (Kenya), sur le littoral de l’Afrique de l’Est.
La majeure partie des minerais produits au Nord-Kivu et Sud-Kivu quitte la RDC via le Rwanda ou le Burundi et les autorités provinciales du Kivu peinent à contrôler leur exportation. Barnes décrivait par conséquent le Kivu comme l’arrière-pays économique du Rwanda et du Burundi.
Pays quasiment enclavé donc dépendant des infrastructures de ses voisins pour l’exportation, la RDC n’est pas en mesure de contrôler les flux contrebandiers, tant qu’elle n’aura pas restauré son autorité sur l’ensemble du territoire. Selon Mopo Kobanda, «seule l’installation d’un Etat de droit en RDC permettra d’envisager de résoudre le dossier du pillage des ressources naturelles».
Les experts de l’ONU affirmaient dès 2002: «la plus grande partie du coltan exporté de l’Est de la RDC (pas moins de 60 à 70%) était extraite sous la surveillance directe des superviseurs de l’APR». Par conséquent, comme le soulignait Patrick Mbeko à propos du coltan, le Rwanda se trouve encore aujourd’hui être le premier exportateur mondial d’un minerai qu’il n’a pas dans son sous-sol! En effet, d’après le United States Geological Survey (USGS / Institut d’études géologiques des Etats-Unis), le Rwanda était en 2016 le premier « producteur » mondial de coltan, avec un total de 300 tonnes, tandis que la RDC n’occupait que la deuxième place avec 220 tonnes. Pourtant, c’est bien le Congo qui dispose de 80% des réserves mondiales de ce minerai et qui assure « officiellement » 65% de sa production globale.
Concernant la cassitérite, la RDC produisait plus que son voisin pour cette même année 2016 (150 tonnes), mais la production de ce dernier atteignait tout de même 50 tonnes.
Enfin pour l’or, Global Witness soulignait que les exportations d’or du Rwanda étaient en plein essor en 2015 (30 millions de dollars US), alors que seulement trois exportateurs étaient mentionnés par l’Autorité rwandaise des ressources naturelles et que le Rwanda ne possède qu’un petit nombre de mines d’or artisanales.
On observe donc que « l’économie de guerre axée sur l’exploitation des minéraux » profite pleinement au Rwanda, qui a connu un développement économique inespéré, après les conflits sanglants perpétrés sur son territoire dans les années 1990. L’émergence du « pays des mille collines » en tant que nouveau pôle économique et moteur de la croissance de l’Afrique subsaharienne par rapport à la paupérisation continue de son voisin congolais est même qualifiée de « miracle ». Considéré comme l’un des plus prometteurs du continent, il serait le deuxième pays africain le plus attractif pour les investisseurs étrangers. Ainsi, malgré une population paysanne qui reste globalement pauvre, l’espérance de vie rwandaise a presque doublé entre 2001 et 2015.
Pour Pierre Péan, entre autres, le Rwanda doit bien son développement au contrôle qu’il exerce de l’autre côté de sa frontière: «quant aux rwandais, ils continuent à occuper de facto et à exploiter les richesses du Kivu en prétextant vouloir en chasser les « génocidaires ». En continuant à brandir le drapeau des victimes du génocide, ils espèrent toujours obtenir de la communauté internationale l’éclatement du Congo, malgré l’article 3 de la Charte de l’OUA [Organisation de l’Unité Africaine], qui stipule l’intangibilité des frontières» (2010, p.419).
Dans une interview accordée à la radio congolaise « Réveil FM International », le journaliste d’investigation franco-camerounais Charles Onana affirmait en février 2018: «Kagame joue les faiseurs de rois en RDC, les uns et les autres le rencontrent, discrètement ou officiellement, convaincus que c’est lui le patron de la RDC. C’est un triste spectacle pour la vie politique congolaise. […] Va-t-on sacrifier tous les Congolais pour les kilos de coltan, de diamant et de cassitérite?».
Toujours à propos du « riche » Rwanda, en 2016, la journaliste belge Colette Braeckman écrivait: «ceux qui s’émerveillent de l’expansion économique de Kigali et visitent les nouveaux quartiers où s’alignent des villas aux dimensions hollywoodiennes, ils ont oublié que, dans les premiers temps, Nyarutarama, Kimisagara et les autres quartiers de luxe furent communément appelés « Coltan City » ou « Merci Congo ». C’est au Congo qu’une poignée de nouveaux riches […] avaient pu pratiquer ce que Marx aurait appelé « l’accumulation primitive du capital »».
Ainsi, loin de profiter aux populations du Kivu et au développement de l’Est congolais, les richesses minières sont exploitées indirectement par des acteurs extérieurs, c’est-à-dire les pays voisins. En ayant la mainmise sur les gisements, l’Ouganda et surtout le Rwanda profitent de ressources qui auraient pu conférer à la RDC un immense potentiel, pour s’insérer dans la mondialisation et ses échanges économiques internationaux, et ont intérêt à ce que règne l’instabilité en RDC depuis plus de vingt ans. Le maintien d’un Etat congolais faible est aussi dans l’intérêt d’acteurs plus puissants, à savoir les firmes multinationales et finalement certains pays occidentaux: c’est pour cela notamment que la guerre, qui permet d’entretenir l’économie de prédation, est toujours d’actualité. En somme, de l’instabilité du Congo dépend la stabilité de la Région des Grands Lacs Africains et des pays industrialisés.
Les agissements rwandais, qui violent les règles du droit international (occupation illégale d’un pays étranger, non-respect de la souveraineté de l’Etat congolais sur son sous-sol) comme l’a expliqué Mopo Kobanda (2006), alimentent le ressentiment de nombreux congolais à l’égard du Rwanda: ils restent hostiles vis-à-vis du pays voisin et ce depuis la Première guerre en 1996/97. Ces représentations négatives envers les rwandais (qu’ils soient Hutus ou Tutsis) sont illustrées par un témoignage d’un soldat des Rayia Mutomboki recueilli en 2016 par Justine Brabant: «nous sommes contre tous les rwandais qui ont la mauvaise intention d’envahir, d’occuper et de balkaniser le Congo». De telles opinions sur les rwandais de la part des congolais doivent bien évidemment être appréhendées en tant que réaction à la situation dans l’Est, car elles sont imbriquées au cercle de violences propre au Kivu, où les groupes armés congolais se forment en « résistance face à l’invasion étrangère », c’est-à-dire les guérillas (AFDL, RCD, CNDP) soutenues et pilotées par Kigali et que, en 2016, Colette Braeckman qualifiait d’«avant-postes du Rwanda dans son inexorable avancée versle Congo».
De son côté, en 2009, Roland Pourtier affirmait: «si le conflit perdure, c’est en grande partie parce-que beaucoup d’acteurs extérieurs y trouvent leur intérêt. Pour le Rwanda, la perpétuation de la confusion au Kivu favorise son influence politique et militaire sur l’est de la RDC et la Région des Grands Lacs et, surtout, son développement économique, qui dépend en grande partie de l’extraction et de la commercialisation des ressources minières provenant du Kivu. Pour les multinationales et plus largement toutes les entreprises mondialisées, les productions extraites du sous-sol du Kivu par une multitude de creuseurs misérables sont une aubaine car, mises sur le marché à vil prix, elles permettent des bénéfices considérables tout au long d’une chaîne de commercialisation, où les activités réputées licites frayent sans vergogne avec le monde obscur de l’illicite». Les acteurs occidentaux sont donc tout autant impliqués si leurs entreprises bénéficient d’un total accès aux minerais de sang qui représentent le cœur de la guerre congolaise. L’indifférence des gouvernements des puissances européennes et nord-américaines doit être interrogée et, si elle est avérée, soulever la question de la pérennité du néocolonialisme en Afrique.
3.2. Le Kivu, place centrale du néocolonialisme?
L’opacité de nombre de transactions, qui mène au pillage du Congo et au profit des pays voisins, présente des traits de ressemblance avec un système colonial d’exploitation, où aucun revenu ne profite à la population locale, mais contribue à enrichir les grandes puissances.
Selon Jean-Paul Mopo Kobanda, il n’y a pas seulement des pays européens qui «reproduisent» des liens néocoloniaux à travers des flux et réseaux commerciaux défavorables au pays détenteur de richesses naturelles. Comme le précisait Patrick Mbeko, le Canada est par exemple la première puissance minière au monde, avec 75% des compagnies du secteur qui y sont enregistrées et avec la bourse de Toronto, deuxième place boursière nord-américaine. Qu’elles soient européennes, nord-américaines ou asiatiques, les grandes puissances interviennent donc indirectement dans l’économie de guerre des Grands Lacs, via leurs multinationales qui s’approvisionnent auprès des revendeurs. Bien qu’elles ne soient pas implantées sur place, en légitimant la contrebande rwandaise, les firmes internationales tiennent une grande responsabilité dans une « guerre économique » où les intérêts ethno-commerciaux congolais s’entrechoquent et s’entremêlent aux intérêts privés ou/et publics des Etats voisins, jusqu’à former des zones de domination commerciale.
Selon Roland Pourtier, «les grandes puissances nord-américaines, européennes et aujourd’hui asiatiques exercent une action décisive en amont aussi de la chaîne d’approvisionnement de minerais, car ce sont elles qui achètent les produits miniers et financent donc indirectement les groupes armés illégaux qui contrôlent la production». Toutefois, lorsqu’il s’agit de résoudre le problème, les grandes puissances industrialisées semblent ne pas percevoir le nerf de la guerre, à savoir l’accès des parties belligérantes aux ressources naturelles. En effet, les dialogues et autres pourparlers de paix internationaux ont tendance à exclure la dimension économique du conflit. Déjà en 2009. Global Witness estimait que les accords politiques qui font abstraction de l’exploitation des ressources naturelles comme étant l’un des moteurs clés du conflit ont peu de chances d’engendrer une paix durable». Il est donc regrettable que la communauté internationale ne s’attaque pas au cœur du problème, malgré une documentation de plus en plus fournie sur le sujet, mais cela s’explique par les énormes intérêts économiques se cachant derrière l’instabilité locale.
L’ignorance supposée de la cause de la guerre permet de légitimer le pouvoir de Kagame. En effet, selon Bischoff, «la solution envisagée par les occidentaux revient à confier au Rwanda le leadership économique de la région des Grands Lacs au détriment du Congo producteur de richesses. […] Aucun moyen n’est mis en œuvre pour doter le Congo d’un Etat fort, alors même que la refondation d’un Etat solide est pointée comme la condition vitale au dénouement de la guerre».
Finalement, les secteurs vitaux de l’économie des pays africains demeurent sous la dépendance des pays industrialisés. Depuis une vingtaine d’années, les pays émergents, surtout asiatiques avec la Chine en tête, viennent s’interférer dans les affaires occidentales en Afrique, en investissant d’énormes sommes sur le continent. Le but est de décrocher des concessions minières, car la Chine, qui est encore le pays le plus peuplé de la planète et qui a connu un développement remarquable dans les années 1980 et 1990, a des besoins colossaux en matières premières. Selon Pierre Péan, «En 2005, la Chine était déjà le premier fournisseur de l’Afrique subsaharienne et le troisième partenaire commercial du continent. En devenant en Afrique un acteur majeur, elle a commencé à déranger le jeu des puissances occidentales et pourrait demain le perturber complètement».
Le géopolitologue Cyril Musila a démontré que le Kivu, qui «s’inscrit résolument dans une géopolitique transfrontalière», est une région davantage tournée vers l’Est, c’est-à-dire l’Océan Indien et les marchés asiatiques. En effet, les voies de communication y sont bien plus à même de relier les ports kenyans et tanzaniens que les littoraux de l’Afrique de l’Ouest. Toujours selon Musila, «le Kivu se trouve donc tiraillé entre l’appel politique de Kinshasa, la capitale à l’extrême Ouest, et l’influence économique du bloc d’Afrique orientale et de l’Asie».
Or, comme on l’a vu, les conflits depuis les années 1990 ont grandement contribué à éloigner les collines du Kivu de Kinshasa. Par conséquent, ce sont les routes commerciales historiquement ancrées à l’Est qui acheminent les richesses du sous-sol du Kivu. Cette ouverture à l’Afrique de l’Est et ensuite à l’Asie du Sud-Est arrange donc les pays émergents de l’Océan Indien, qui débouchent sur leur propre marché ou sur celui de la Chine.
Patrick Mbeko déclarait à juste titre que la RDC a toujours été un pays stratégiquement important pour les grandes puissances. Selon lui, en raison des richesses congolaises, les Etats-Unis avaient manœuvré pour que l’ancienne « Françafrique » ne devienne qu’un segment de la « Américafrique ». Mais les stratégies géoéconomiques asiatiques ne doivent pas être oubliées: aujourd’hui, c’est sans doute le système de la « Chinafrique » qui domine le continent. Au-delà de la Chine, la Malaisie, la Thaïlande, HongKong, le Sri Lanka, l’Indonésie ou encore le Vietnam, via leurs firmes multinationales (East Rise Corporation, Malaysia Smelting Corporation, Specialty Metals Resources par exemple) ou bien en tant que points stratégiques sur les routes commerciales mondiales, interfèrent dans l’économie de prédation des minerais congolais, sans se soucier de savoir si cela finance une guerre ou si la population en tire bénéfice.
Cependant, depuis le début des années 2010, des progrès ont été réalisés concernant la transparence et la responsabilité des entreprises qui commercent dans l’industrie de la cassitérite, du coltan, etc…
En 2010, sous l’administration Obama, le Congrès américain a adopté la loi Dodd-Frank pour essayer d’établir un suivi au niveau de la traçabilité des minerais précieux, en imposant aux entreprises de garantir ce suivi et de révéler leurs sources d’approvisionnement. La loi Dodd-Frank constitue un réel avancement, car elle propose aux entreprises d’appliquer le principe du « devoir de diligence », selon lequel elles doivent s’assurer que l’extraction et la commercialisation des minerais provenant de zones de conflits ne contribuent ni à financer, ni à perpétuer ces conflits.
Pendant la même année, dans le cadre de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), la RDC, le Rwanda et l’Ouganda entre autres ont signé la Déclaration de Lusaka, qui approuve notamment le guide de l’Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE). L’Initiative internationale pour la chaîne d’approvisionnement de l’étain (International Tin Supply Chain Initiative / ITSCI), ratifiée par la RDC et le Rwanda, oblige elle légalement les firmes à présenter des rapports annuels sur leurs fournisseurs depuis 2011.
Malgré ces avancements, on peut ici conclure que le conflit au Kivu est négligé par les responsables internationaux qui feignent d’ignorer l’aspect économique, essentiel, parce qu’il dessert des intérêts
inavouables: l’enrichissement des entreprises du secteur de la haute technologie, qui n’ont aucun intérêt à mettre fin à l’instabilité du Kivu. L’ONG britannique Global Witness, qui a accusé Amalgamated Metal Corporation (AMC) et d’autres firmes européennes cotées à la bourse de Londres, témoignait: «Les gouvernements donateurs continuent d’accorder des sommes considérables à la RDC, mais l’impact de cette aide est amoindri par l’ignorance d’un des aspects fondamentaux du conflit, à savoir l’accès des parties belligérantes aux ressources naturelles».
De son côté, Mopo Kobanda déplorait: «malheureusement, c’est le jeu d’intérêts et des rapports de force qui guide les décisions au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, et pénalise parfois l’application impartiale du droit international». Les puissances européennes, nord-américaines et asiatiques, qui ne tireraient que peu de profit d’une résolution, négociée ou armée, de la guerre ont peut-être en réalité pour ambition de maintenir leur assise sur un Etat congolais impuissant, mais au potentiel pourtant immense.
3.4. Conclusion de la troisième partie
Inséré dans un espace géostratégique d’importance, c’est-à-dire les Grands Lacs africains, au croisement entre aire culturelle swahilie et anglophone à l’Est, et aire lingala et francophone à l’Ouest, le Kivu dispose d’une grande richesse minière qui alimente encore davantage les luttes d’influence sur son territoire. Ainsi, en plus d’avoir été confrontée à l’ingérence de puissances occidentales souhaitant conforter ou gagner des positions avantageuses au cœur du continent, la région est en proie à une économie de prédation depuis plus de vingt ans. La mise en place de réseaux commerciaux illicites a été favorisée par les Etats voisins du Congo qui sont rentrés en guerre avec ce pays depuis les troubles politiques des années 1990 dans les Grands Lacs, et dont les actuels dirigeants politiques ont les faveurs des anglo-saxons. En 2017, Roland Pourtier soulignait à propos du continent africain: «partout où les Etats détenteurs de richesses naturelles sont affaiblis par des crises politiques internes, les réseaux internationaux d’affairistes ont pris pied. Ils participent à la «criminalisation de l’Etat», interfèrent avec le jeu politique local, et prennent part au commerce clandestin des armes». Cette situation correspond à celle de l’Est de la RDC, où les multinationales venant d’autres continents qui s’approvisionnent en minerais précieux permettent aux «réseaux d’affairistes» de s’enrichir sur le dos d’un Etat impuissant.
4. CONCLUSION GÉNÉRALE
Noyau de rébellions contre le pouvoir central depuis les années 1960, c’est-à-dire la décennie suivant l’indépendance congolaise, l’Est de la RDC constitue aujourd’hui une zone grise au sein d’un Etat libanisé. Dans le contexte du conflit qui se déroule au Kivu, la population locale est la première victime de la prédation économique et de l’ingérence d’Etats voisins, mais aussi de puissances extérieures redessinant un schéma néocolonial. Comme le précisait le chercheur Thierry Vircoulon en octobre 2018, «la guerre [entre 1998 et 2003] s’est terminée, mais l’économie de guerre est restée et c’est parce qu’elle est restée que cette violence continue, et que les groupes armés existent encore et toujours dans les Kivus, et sont innombrables». Force est de constater que, en raison de ce conflit et des rivalités territoriales entraînant une «ruée aux minerais», la population ne profite absolument pas de la richesse du sous-sol et reste pauvre.
Pour Justine Brabant, il existe beaucoup de faux jugements et d’a priori sur la guerre au Kivu: soit on ne la connait que peu ou pas du tout, soit on la connait mal. Pour elle, il est important d’établir un « bon diagnostic » pour parvenir à terme à stabiliser la région. Parmi les préjugés sur les Grands Lacs africains figure celui des «tensions interethniques», alors que les raisons politiques et économiques dominent aujourd’hui.
Dans ce sens, en contredisant les idées reçues, Jean-Christophe Victor clamait dès 1998 à propos du Rwanda: «ce n’est pas une histoire de conflit ethnique, il s’agit tout simplement d’un conflit pour le pouvoir». Même son de cloche en 2016 chez Brabant: «il y a seulement des conflits politiques recouvrant temporairement, souvent grâce ou à cause de la mobilisation d’entrepreneurs politico-militaires, des lignes de partages ethniques». Il parait donc important de ne pas tomber dans la facilité de la catégorisation ethnique pour expliquer des conflits très complexes impliquant une multitude d’acteurs et d’intérêts. Selon Global Witness, la majorité des rebelles installés actuellement au Kivu est essentiellement motivée par le commerce des minerais: «alors que leur survie dépendait de plus en plus des profits issus de ce commerce, certains des groupes armés ont décidé de consacrer leur attention et leurs ressources au développement de ces activités. Dans plusieurs cas, les bénéfices financiers sont devenus tellement attractifs qu’il semblerait que cet agenda économique se soit substitué aux griefs politiques ou ethniques qui avaient à l’origine motivé le conflit».
Pour comprendre les conflits de l’Afrique centrale, il ne faut pas non plus négliger les tensions résultant d’un découpage des frontières hérité, comme sur presque tout le continent, de la période coloniale (frontières contestées par le Rwanda depuis 1910 dans les Grands Lacs), et donc imposé par les pays européens. Ceux-ci ont également mis en place un système étatique propre à leur continent, moins adéquat en Afrique: l’Etat westphalien et sa souveraineté inviolable.
Pour le chercheur Alexandre Liebeskind, collaborateur au Centre pour le dialogue humanitaire basé en Suisse, presque toutes les guerres africaines sont finalement dues aux mauvais systèmes de gouvernance, à l’échec des résolutions qu’ils proposent et aux visions faussées des Etats africains, dans lesquelles les diplomates ne prennent pas assez en compte les communautés locales. En 2019, Liebeskind affirmait: «Les systèmes même de gouvernance en Afrique et qui sont hérités de la tradition des Etats-nations européens, sont au fond très mal adaptés à l’Afrique. La fabrique politique et sociale de l’Afrique, ce sont les communautés. Or, la démocratie majoritaire avec des régimes présidentiels forts et une gouvernance très centralisée, au fond, prive les communautés de la proximité avec le processus politique et, immanquablement, transfère l’ensemble du pouvoir et de l’accès aux ressources à une minorité. Donc vous avez beau aller de processus électoral en processus électoral, de guerre à processus de paix, mais tant que l’on ne revisite pas les paramètres de la gouvernance en Afrique, on aura toujours des tensions».
Ce qui caractérise bien la singularité du Kivu par rapport aux autres cas de guerre en Afrique, au-delà de sa longévité, c’est la «malédiction des ressources naturelles», ressources qui attisent les intérêts des Etats voisins sur son territoire. Au Kivu, cette malédiction frappe d’abord la population, en particulier les femmes et les enfants. Ce sont eux qui en payent le prix fort: «Loin d’être une manne pour ses habitants, [la richesse en minerais] est une malédiction qui attire toutes les convoitises. Multinationales, élites locales, pouvoirs occidentaux, voisins africains, tous ont intérêt à ce que le Kivu reste un désordre, sans foi ni loi, où l’on peut piller loin des yeux du monde. Une bijouterie à ciel ouvert.
Afin de mettre un terme aux conflits armés au Kivu, plusieurs éléments paraissent essentiels.
Dans la lignée de nombreux spécialistes qui travaillent sur la résolution de la crise congolaise, Ben Katoka estime qu’il est indispensable d’améliorer la bonne gouvernance dans le secteur minier congolais: «La bonne gouvernance est un élément clé de la façon dont les ressources naturelles profitent à la population même. Elle consiste à établir et à appliquer les règles et mécanismes qui obligent le gouvernement à rendre des comptes et à être transparent vis-à-vis des citoyens. […] Sans ces mécanismes, les ressources naturelles et la gestion des revenus que génère leur exploitation ne peuvent que conduire à l’enrichissement des groupes d’élites minoritaires […]. Par exemple, certains fonctionnaires haut-placés utiliseraient leur fonction officielle pour signer des contrats au nom de l’Etat avec des entreprises dont ils sont eux-mêmes actionnaires ou dirigeants».
Ensuite, le droit de propriété du sol et du sous-sol doit être réaffirmé ou bien revisité et appliqué, pour qu’il bénéficie davantage à la population congolaise. Tant que ceux qui doivent bénéficier des retombées économiques des matières premières ne sont pas au premier plan et ne sont même pas «défendus» par le régime de Kinshasa, l’impunité ne cessera pas pour ceux qui les pillent. Comme le clame le docteur Denis Mukwege, tout l’enjeu est de réussir à passer de la malédiction des «minerais de sang» aux «minerais de développement et de paix».
Troisièmement, une solution démographique adéquate et cohérente semble indispensable pour stopper les tensions xénophobes de l’Est et pour maîtriser davantage les flux de populations.
Enfin, il faudrait se demander si un pouvoir décentralisé, avec l’émergence de réelles entités locales fortes et autonomes, prenant en compte les communautés et les revendications citoyennes, ne soit pas dans l’intérêt d’un pays disposant d’un territoire qui semble trop grand à gérer, pour un gouvernement, dont les instances sont éloignées de 1500 km de sa frontière orientale. La politique du ventre restant un risque, puisque le pouvoir et les richesses sont restés entre les mains des élites congolaises depuis l’indépendance, une autre forme d’Etat ne serait-elle pas souhaitable? Serait-il possible transformer ce pays déchiré en un Etat fédéré?