LES MASSACRES DE BENI: VIOLENCE POLITIQUE, DISSIMULATION ET COOPTATION (3)
Groupe d’Étude sur le Congo (GEC)
Rapport d’enquête n. 2 (3ème Partie)
Septembre 2017[1]
SOMMAIRE
6. L’ÉTUDES DE DEUX CAS
a. Les massacres de Boikene en octobre-novembre 2014
i. Les préparatifs des attaques
ii. Les massacres de 2014
iii. Les massacres de Vemba
iv. Une trahison politique
b. Les massacres de Bambuba-Kisiki
i. Contexte: les partenaires locaux des ADF
ii. La réalisation des massacres
+ La planification initiale (premiers moteurs)
+ L’implication de la 31ème brigade FARDC (seconds moteurs): ses relations avec la milice Vuba et les ADF
+ La spirale des violences à Bambuba-Kisiki
iii. La participation des ADF aux massacres de Bambuka Kisiki
7. L’ IMPLICATION DE RWANDOPHONES
a. L’implication de migrants rwandophones
b. Les rwandophones à côté des ADF
c. Les rwandophones à côté de l’ex-APC
d. Les rwandophones et les chefs locaux
e. Les rwandophones et les officiers de Sukola I
8. CONCLUSION
6. L’ÉTUDES DE DEUX CAS
Afin d’illustrer certaines des dynamiques précédemment décrites et de fournir des preuves supplémentaires sur les différentes responsabilités vis-à-vis des massacres commis sur le territoire de Beni (Nord Kivu), nous nous concentrons sur l’étude de deux cas, chacun impliquant les FARDC, les milices locales, les ex-APC, les ADF et des Rwandophones.
a. Les massacres de Boikene en octobre-novembre 2014
Les premières et plus meurtrières attaques ont eu lieu à Boikene, au nord de la ville de Beni, entre octobre et novembre 2014. Il s’agit notamment du massacre de Vemba, avec 80 à 200 personnes tuées. Plusieurs témoins ont confirmé que des officiers de Sukola I avaient utilisé des membres d’une milice locale pour perpétrer ces tueries et avaient ensuite dénoncé ces ex collaborateurs, pour les arrêter, confisquer leurs armes et les traduire en justice.
i. Les préparatifs des attaques
Dirigée par Mbonguma Kitobi et basée à Boikene, la milice Mayangose avait été formée avec l’objectif déclaré de restaurer l’accès à la terre dans le parc national des Virunga. Cette milice a également fourni un soutien local à des officiers de l’armée congolaise issus de l’ex-APC, avec qui elle effectuait souvent le trafic de bois dans le parc.
En 2012 et 2013, lorsque l’ex-APC cherchait de créer une nouvelle rébellion, Kakolele avait tissé des liens avec Mbonguma et d’autres commandants de la milice de Mayangose, afin de créer une base locale pour y installer un nouveau groupe armé qu’il était en train de créer avec Adrian Loni et d’autres collaborateurs. Six membres de la milice impliqués dans les meurtres de 2014 ont déclaré qu’ils avaient été recrutés pendant cette période-là et qu’ils avaient été encouragés par des chefs locaux qui leur disaient qu’ils allaient travailler au nom de l’ex-APC et de Mbusa Nyamwisi.
De 2012 à 2013, le chef Mbonguma Kitobi et les commandants de la milice de Mayngose avaient travaillé main dans la main avec Kakolele, Lusenge et Adrian Loni, pour créer et approvisionner ce nouveau groupe armé près de Boikene. Tandis qu’Adrian Loni recrutait à Kampala au nom de Kakolele et Lusenge, ces deux derniers organisaient leur camp à Beni, plus précisément à l’ouest de la rivière Semliki, près de Mayangose, comme Mbonguma a avoué dans sa déclaration d’arrestation par lui signée: «En 2013, précisément en février, j’ai travaillé avec le colonel des FARDC David Lusenge qui voulait lancer une rébellion avec Kakolele et Sibenda [Kambale] … Le groupe de Kakolele était en train de créer cette nouvelle rébellion en Ouganda, pour attaquer le Congo».
Lorsque Adrian Loni est rentré à Beni depuis Kampala, après son arrestation et sa libération par les autorités ougandaises en mai 2013, il a travaillé en étroite collaboration avec les commandants de la milice Mayangose, se présentant comme un membre des ADF. Un commandant de la milice de Mayangose a expliqué: «[Mbonguma] m’a dit qu’il avait des éléments qu’il voulait mettre à la disposition des dirigeants des [ADF] NALU, pour attaquer la ville de Beni. C’est dans ces circonstances qu’il nous a présenté Adrian, en nous disant qu’Adrian était un chef des [ADF] NALU avec qui nous devrions nous coordonner».
Cinq commandants de la milice de Mayangose, impliqués dans les tueries de 2014, ont déclaré avoir travaillé, vers juillet 2013, avec Kakolele et Adrian, pour obtenir des armes et recruter des combattants étrangers.
Un autre commandant de la milice de Mayangose a affirmé avoir porté, avec Adrian, des armes à la résidence de Kakolele située à Boikene. Suite aux activités de recrutement menées à Kampala par Adrian Loni, le nouveau groupe opérant avec la milice de Mbonguma comprenait des Ougandais aussi. Un centre pour leur formation avait été installé près de la rivière Semuliki. En effet, le Groupe d’experts de l’Onu a indiqué que, à cette époque-là, des ressortissants ougandais recrutés et armés par Kakolele et Lusenge avaient été arrêtés au Congo.
D’autres membres de la milice de Mayangose ont affirmé avoir collaboré, au cours de la période 2012 – 2013, avec d’autres commandants de l’armée régulière issus de l’ex-APC, notamment Kava wa Seli, Hilaire Kombi, Samuel Birotsho et Charles Lwanga. D’autre part, lors des attaques perpétrées d’octobre à novembre 2014, Kakolele et Adrian sont restés étroitement en contact avec Mbonguma et les commandants de sa milice.
ii. Les massacres de 2014
Mbonguma a avoué que sa milice avait participé aux massacres de 2014.
Comme signalé par des miliciens et des autorités locales, la milice de Mayangose a participé à plusieurs des principaux massacres de 2014. Il s’agit notamment des attaques contre Ngadi et Kadou (octobre 2014, 31 tués), Muzambayi, Masulukwede, Vemba (novembre 2014, 80 – 200 tués) et Kasinga. Des membres de la milice Mayangose ont affirmé qu’ils pensaient opérer au nom de l’ex-APC et de Mbusa Nyamwisi.
La milice de Mayangose avait déjà participé à la mobilisation de l’ex-APC en 2010 et en 2012 – 2013. Ces liens se sont manifestés aussi lors des tueries de 2014.
Un participant aux massacres a ainsi décrit son groupe de miliciens: «80% d’entre nous sont des ex-APC. Moi-même j’étais APC. Les dirigeants de notre groupe sont des gens avec qui nous avions travaillé au sein de l’APC». Les participants aux tueries de 2014 ont confirmé le soutien de certains officiers des FARDC issus de l’ex-APC, dont Kakolele, Birotsho, Bosco Pendani, Tshibangu et Lwanga. Un participant aux tueries a dit: «Kakolele est notre « entraîneur « … il nous a apporté des armes, des munitions, des uniformes et de la nourriture … Kakolele et Lwanga ont envoyé des armes des FARDC à notre chef Mbonguma». Un autre coordinateur de la milice de Mayangose a déclaré que Birotsho et Lwanga étaient chargés de «soutenir nos hommes» et a admis que «nos hommes» avaient collaboré avec les FARDC pour planifier les massacres. Des membres de cette milice ont également déclaré d’avoir opéré conjointement avec les ADF pendant les attaques.
Les liens de Mbonguma avec les ADF avaient été forgés précédemment, car sa milice avait collaboré avec l’ex-APC et les ADF lors des opérations antérieures, y compris l’attaque de 2010 contre Nyaleke, organisé avec Adrian Loni, et l’attaque de 2013 contre la base militaire de l’OZACAF.
En ce qui concerne les meurtres de 2014, une autorité locale qui a appuyé le groupe, a expliqué que Mbonguma rencontrait des membres des ADF et que, après ces réunions, il transmettait les ordres à ses sous-chefs: «Les chefs de rang inférieur [sous Mbonguma] ont également travaillé avec les ADF. Notre travail consistait à leur apporter de la nourriture … Les ADF étaient notre base arrière et nous avons travaillé ensemble. Mbonguma allait parler avec les ADF, puis il revenait pour donner les ordres à ses [sous-chefs]». Un auteur des tueries perpétrées autour de Boikene a déclaré qu’un commandant ougandais avait dirigé leurs opérations, expliquant que «les ADF étaient la force arrière qui nous soutenait. Nous ne faisions aucune opération sans les ADF. Quand on sortait pour une opération, on y allait avec elles».
Ces relations fréquentes de la milice Mayangose avec les ex-APC e les ADF ont fait de cette milice une cible évidente des FARDC qui cherchaient de coopter les acteurs armés les plus puissants de la région. Des participants aux massacres ont déclaré que, avant les tueries, Mundos avait rencontré les chefs de la région, y compris Mbonguma et son secrétaire. Le secrétaire de Mbonguma ainsi qu’un recruteur de miliciens ont déclaré que, au début des attaques, Mundos et Ntumba se sont rendus chez Mbonguma pour lui demander une collaboration, lui promettant une récompense.
Même s’il y a plusieurs versions sur le fait que Mbonguma ait accepté l’offre ou non, un combattant a déclaré que Mundos l’avait approché et l’avait informé d’un camp d’entraînement pour ses éléments à Mayangose.
Deux collaborateurs de Mbonguma ont cité un voyage qu’il avait effectué à Kinshasa pour des réunions et qu’il en était revenu avec de l’argent pour sa milice. Des collaborateurs proches de la milice de Mayangose, dont Adrian Loni et Charles Lwanga, ont obtenu des postes de responsabilité au sein de Sukola I. Comme déclaré par un membre de l’ex-APC qui collaborait avec la milice de Mayangose: «Mundos a collaboré avec la milice de Mayangose et il a placé Carles Lwanga comme agent des relations entre lui-même, Mbonguma et Kakolele». Après leur nomination, Charles Lwanga et Adrian Loni ont continué à collaborer avec des miliciens de Mayangose dans la réalisation des massacres.
iii. Les massacres de Vemba
Le massacre du 20 novembre 2014 à Vemba s’est déroulé parallèlement aux tueries de Tepiomba et Masulukwede, faisant environ 120 victimes au total. Selon les estimations, le nombre des morts à Vemba est de 60 à 80, mais les auteurs du massacres parlent de 200 personnes.
L’attaque a été perpétrée par un groupe mixte de combattants qui comprenait des membres de la milice Mayangose, des soldats des ADF et des commandants de Sukola I. La veille de l’attaque, les sous-chefs de Mbonguma (y compris Saliboko, Pharaon et Caros) avaient demandé aux habitants de la région d’assister à une réunion que le chef Mbonguma avait prévue pour le lendemain. Léandre Kitsa aussi – commandant de la milice de Mayangose et proche collaborateur de Kakolele et d’Adrian – aurait également encouragé les habitants à assister à cette réunion.
Une fois que les habitants sont arrivés sur le lieu de la réunion, ils ont été attaqués et tués.
Des témoins oculaires et des enquêteurs des Nations Unies ont noté que les auteurs avaient ligoté certaines victimes avant de les tuer.
Comme dans d’autres attaques, des « visiteurs » – des étrangers inconnus par les autochtones – étaient arrivés quelques jours avant le massacre, ils avaient parlé avec les habitants du village et, dans les heures précédant l’attaque, avaient été vus boire de la bière. Certains de ces visiteurs portaient des uniformes des FARDC et eux-mêmes avaient dit à la population qu’ils étaient des soldats des FARDC. Ces visiteurs ont ensuite participé aux tueries.
Plusieurs témoins ont confirmé l’implication de plusieurs groupes dans le tueries de Vemba.
Trois témoins oculaires et trois miliciens recrutés par Mbonguma ont confirmé que l’attaque de Vemba a été perpétrée par les Mai-Mai Mayangose. Quatre miliciens participants au massacre ont déclaré qu’ils avaient collaboré avec les ADF. Un auteur de l’attaque a déclaré: «lors du massacre de Vemba, nous étions mélangés, nous les Mai-Mai et les ADF… c’étaient Mbonguma, Saliboko et Pharaon qui l’avaient organisé en collaboration avec les ADF».
Il existe également des preuves substantielles de l’implication des FARDC dans ces tueries. Un membre de la société civile locale a rapporté que la 31ème brigade avait prévu un périmètre « sécurisé » autour du lieu de l’attaque, permettant aux tueurs d’agir sans aucune interférence. Une source des renseignements militaires des FARDC a également affirmé que le colonel Muhima a collaboré avec Mbonguma et Léandre Kitsa pour cette attaque à Vemba. Léandre a confirmé que, dans les jours précédant l’attaque, le général Mundos avait rencontré le chef Mbonguma qui, avant l’attaque, avait conduit Kakolele à Mayangose et Adrian à Vemba et qui, pendant l’attaque, avait servi comme éclaireur pour le « lieutenant-colonel » Adrian. Léandre Kitsa a également révélé la découverte, dans une jeep de la 31ème brigade des FARDC de l’opération Sukola I, d’une liste des paiements effectués par Adrian Loni après le massacre de Vemba.
ENCADRÉ 3. Trois membres de la milice Mayangose ont décrit les raisons de leur participation aux massacres.
– Milicien 1: «Le chef Mbonguma nous a dit que nous aurions pris le contrôle sur Beni et Lubero, que certains membres de notre ethnie seraient devenus des hauts dirigeants du Pays, que d’autres auraient obtenu des postes de responsabilité dans les rangs de l’armée … et que Mzee Mbusa Nyamwisi serait devenu le Président de la République».
– Milicien 2: «Notre objectif dans l’organisation des massacres était celui de provoquer une révolte de la population contre le gouvernement. Ce sont les originaires de la place (watoto wa mugini) qui ont organisé les massacres, parmi lesquels Kakolele et Mzee [Mbusa Nyamwisi]».
– Milicien 3: «Premièrement, l’objectif était de faire tomber le gouvernement. Deuxièmement, les tueries étaient une stratégie pour inciter la population contre le gouvernement. Troisièmement, après la chute du gouvernement nous aurions créer notre propre gouvernement».
(Q / Quel gouvernement?) R / «Le gouvernement Nande. On voulait prendre Lubero et Beni, c’était notre objectif. Mzee serait devenu le président». (Q / Qui est-il Mzee?) R / «Le président du RCD / K-ML».
iv. Une trahison politique
Des officiers ex-APC de Sukola I ont collaboré avec les miliciens Mayangose, puis certains d’entre eux ont accusé devant la justice plusieurs de leurs collaborateurs, ce qui laisse entrevoir une trahison et que cette collaboration dans les tueries avait servi pour réprimer des adversaires politiques et militaires. Grâce à des arrestations systématiques de plusieurs membres des milices locales appuyées par l’ex-APC et par l’opposition (RCD / K-ML), Kinshasa a pu déférer à la justice ses anciens collaborateurs, tout en couvrant ses traces.
Le rôle du « lieutenant-colonel » Adrian Loni illustre bien cette dynamique.
Après des années passées aux côtés de l’ex-APC, Adrian Loni a collaboré avec les services de sécurité de l’État pour faire arrêter et condamner bon nombre de ses collaborateurs, y compris ceux qui l’avaient aidé dans l’organisation des massacres.
Début octobre 2014, Adrian est devenu le témoin central qui a accusé un lieutenant-colonel ex-APC, Samuel Birotsho, d’avoir participé à l’organisation de l’attentat contre Mamadou Ndala, le premier commandant de Sukola I. En effet, Birotsho a été jugé et condamné à mort pour terrorisme et appartenance aux ADF, aux côtés de Jamil Makulu, quelques jours avant le massacre de Vemba, principalement sur la base du témoignage d’Adrian.
En décembre 2014, Adrian Loni a également aidé à organiser l’arrestation de certains commandants de la milice Mayangose qui avaient participé au massacre de Vemba. Parmi les arrêtés, il y avait Léandre Kitsa, qui avait été payé par lui-même pour sa participation au massacre et qui avait décrit Adrian comme un «ami».
Adrian a également conduit les FARDC vers des caches d’armes de l’ex-APC, dont celle de Mayangose, que lui-même avait géré. Une deuxième cache d’armes gérée par des officiers de l’ex-APC, dont David Lusenge, a été saisie à Ndama. Adrian avait précédemment contribué à y déposer des armes.
b. Les massacres de Bambuba-Kisiki
Dans le nord du territoire de Beni, le groupement Bambuba-Kisiki aussi était devenu l’épicentre des violences. Les assassinats perpétrés le long de la route menant d’Oicha à Eringeti, révèlent la persistance des liens entre les ADF et leurs partenaires locaux: les chefs et les combattants du groupe minoritaire Vuba. Comme ailleurs à Beni, ces tueries ont mis en évidence la complicité de certains officiers de l’opération Sukola I.
i. Contexte: les partenaires locaux des ADF
Les agendas ethniques étaient faciles à déchiffrer lors des tueries de Bambuba-Kisiki. La minorité Vuba avait vu baisser son accès à la terre et aux revenus fiscaux, tandis que les migrants Nande provenant de Lubero achetaient des terres agricoles et dominaient toujours plus l’économie et la démographie de la région. La violence visait principalement les chefs Nande et les modérés Vuba.
Les ADF avaient des liens intimes à Bambuba-Kisiki et, au fil du temps, les dirigeants Vuba s’étaient appuyés sur les ADF pour constituer leur propre milice. Les ADF avaient formé les miliciens Vuba, dont plusieurs s’étaient intégrés aux ADF. Les renseignements militaires ont déclaré que la milice Vuba avait échangé, avec les ADF, des ressources naturelles contre des armes et que les autorités Vuba aussi pratiquaient le trafic de l’or et d’autres minéraux près des camps des ADF. Certains chefs Vuba avaient obtenu des postes influents dans les ADF, comme le «major» Okabo, chef de la localité de Kisiki. Les dirigeants Vuba ont pu s’appuyer sur leurs relations avec les ADF, pour régler leurs comptes avec les chefs Nande.
Les massacres lancés en 2014 représentaient le dernier moyen pour restaurer l’accès des Vuba à la terre, aux recettes fiscales et aux ressources naturelles, telles que le bois et l’or. Les chefs et les miliciens Vuba considéraient les massacres comme un moyen pour «déloger les Nande» de leur territoire. Cet objectif visait le rétablissement de l’accès des Vuba non seulement à la terre, mais également à des postes socialement importants dans l’hôpital et les églises. En effet, au fil du temps, les Nande étaient parvenus à contrôler ces postes convoités, suscitant le ressentiment parmi les Vuba. Au début des tueries de 2014, les autorités Vuba ont mis en garde les migrants Nande, comme décrit ci-après par un représentant de la société civile: «Nous allons chasser les Nande de cette zone, pour qu’elle revienne entre nos mains. À ceux qui ont des fonctions importantes ou des rôles de leadership, nous disons: partez. Quittez toutes les organisations, telles que la FEC, les comités de développement et les mutualités. Quittez la direction des églises, comme la CECA 20. Vous avez pris la direction des postes de l’État et des ONG. Vous avez mangé à votre faim, quittez maintenant cette zone».
Bien que les meurtres aient pu imposer une dimension particulièrement violente à un objectif Vuba de longue date, toutefois ils ne peuvent pas être réduits simplement à des agendas Vuba. En effet, ces différends n’avaient jamais été aussi violents auparavant. Un nouveau partenariat entre des ADF fragmentées et plus virulentes avec des officiers de la 31ème brigade de Sukola I a changé la dynamique locale et intensifié les violences.
ii. La réalisation des massacres
Les tueries de Bambuba-Kikisi ont suivi trois étapes principales.
– Les tueries ont éclaté au cours d’une première phase ambiguë, lorsque le contrôle sur les évènements passait des premiers aux seconds moteurs.
– Une deuxième étape s’est déroulée lorsque l’opération Sukola I avait provoqué la fragmentation des ADF. Dans cette phase, on a remarqué le déclenchement, par les Vuba, de la mise en œuvre de leur ancien objectif d’affirmer leur accès à la terre et à des postes administratifs plus influents. Au cours de cette étape, les officiers de Sukola I ont également contribué à l’escalade de la violence.
– Dans une troisième étape, un groupe plus virulent de dirigeants Vuba a émergé, avec la participation de miliciens Vuba aux côtés des ADF lors des attaques. Dans cette étape, les violences se sont détériorées en conflits de clan.
Des Rwandophones ont été impliqués dans toutes ces étapes.
+ La planification initiale (premiers moteurs)
Dans le groupement de Bambuba-Kisiki il y avait plusieurs groupes armés.
Premièrement, le groupement de Bambuba-Kisiki a joué un rôle important dans l’évolution de la mobilisation des groupes armés au cours de 2013. La MONUSCO a indiqué que Hilaire Kombi avait coopéré avec les ADF à Bambuba-Kisiki en 2013 et le même Hilaire Kombi a avoué qu’il avait des troupes dans cette zone. La MONUSCO a également noté que David Lusenge avait des troupes au nord-ouest d’Eringeti et Lusenge lui-même a reconnu avoir visité cette zone lorsqu’il était en train d’organiser d’autres bases à Watalinga et à Ruwenzori.
D’autres affiliés de l’ex-APC, comme Edouard Nyamwisi, étaient actifs dans la région et ont collaboré avec les chefs Vuba et leur milice. Des officiers ex-APC de l’armée, dont Kakolele Bwambale, ont également collaboré avec les chefs Vuba dans le commerce du bois.
Bien que la collaboration entre les ex-APC et les Vuba puisse apparaitre contradictoire, elle s’explique par le fait que les tensions constatées à Bambuba-Kisiki étaient dirigées spécifiquement contre les migrants Nande provenant de Lubero. Les Nande de Beni, qui avaient leurs propres autorités coutumières, n’exerçaient aucune pression sur les terres des Vuba, qui les considéraient comme des « frères ».
De plus, à Bambuba-Kisiki, si les ex-APC voulaient entrer en contact avec les ADF, ils nécessitaient pratiquement de la médiation des Vuba, étant donné qu’ils avaient déjà des liens très étroits avec les ADF.
Une autorité Vuba a expliqué que les premières idées des tueries étaient nées dans le contexte de ces liens: «Le groupe de Kakolele (officier ex-APC) nous avait proposé trois stratégies pour récupérer le pouvoir: 1) faire la guerre, mais cette stratégie a été rejetée, car les autorités locales n’avaient pas suffisamment d’armes. Nous avons donc adopté une deuxième stratégie: 2) les enlèvements des membres des familles au pouvoir. Dans la mise en œuvre de cette stratégie, quand nous avions un objectif spécifique et nous ciblions une personne déterminée, nous enlevions également d’autres personnes avec elle, afin de dissimuler nos objectifs spécifiques. Malheureusement, cette stratégie n’a pas atteint son objectif. 3) La troisième stratégie adoptée était celle des massacres. Ceux qui étaient visés n’étaient pas les habitants en général, mais les membres des familles qui détenaient le pouvoir».
Dans le contexte plus large des conflits constatés à Beni, la milice Vuba est souvent décrite comme faisant partie du même groupe que les Mai-Mai Mayangose de Mbonguma, ce qui renforce l’idée de marginalisation qui unissait les Vuba et les Bapakombe. En effet, un membre de la milice Vuba a qualifié la milice de Mbonguma comme «notre groupe» de référence.
À propos des relations entre la milice Vuba et les ADF, deux chefs de cette milice Vuba ont déclaré que, pendant l’opération Sukola I, des membres éminents de la famille Vuba étaient chez les ADF, notamment à Madine, lorsque les FARDC ont pris d’assaut ce camp des ADF en avril 2014.
Des commandants ADF étroitement liés aux Vuba, tels que Braida et Feza, ont joué des rôles importants à Bambuba-Kisiki.
Braida a collaboré avec Kakolele Bwambale, officier ex- APC au sein de l’armée congolaise.
Feza était depuis longtemps proche d’Okabo, le chef de localité de Kisiki, à tel point que les habitants soupçonnaient Feza d’avoir des liens familiaux à Kisiki. Feza était considéré comme le chef des troupes Vuba au sein des ADF avant la chute de Madine et avait conservé un rôle de premier plan parmi les Vuba, alors que les ADF se fragmentaient et que les tueries commençaient.
Les chefs Vuba ont continué à approvisionner les ADF, même après le début de l’opération militaire Sukola I. Ces relations étaient évidentes lors de la première étape des tueries en 2014.
ENCADRÉ 4. Aperçu de la milice Vuba
La milice Vuba, décrite par le Groupe d’experts des Nations Unies comme «Groupe Matata», s’appuyait sur une base multiethnique de Beni et du sud Ituri, notamment composée par les Vuba, les Lese, les Nyali et les Batalinga. Initialement, elle comprenait des Bapakombe aussi, bien que cela semble être diminué au fur et à mesure que Sukola I progressait et que les massacres se déroulaient. Son objectif était de récupérer certaines terres des mains de migrants Nande arrivés à Bambuba-Kisiki depuis le territoire de Lubeo et de prendre le contrôle sur le système fiscal.
Commandants:
• Castro: Castro a travaillé avec les chefs Okabo (Kisiki) et Boroso (Baungatsu-Luna).
• Unde (ou Onde, Undebei) Pascal: M’vuba d’Upira, a travaillé avec le chef Boroso.
Groupes armés partenaires:
• Les ADF et la milice Mayangose de Mbonguma
Bases:
• Bango, Ndimo et Kamakombu
+ L’implication de la 31ème brigade FARDC (seconds moteurs): ses relations avec la milice Vuba et les ADF
Certains commandants FARDC de Sukola I ( « seconds moteurs ») étaient impliqués dans les massacres de Bambuba-Kisiki depuis le début. Comme ailleurs à Beni, ils semblent avoir contribué à l’intensification des violences.
Pour pouvoir accéder aux ADF, Mundos s’est adressé aux autorités locales qui entretenaient déjà des relations avec les ADF. Mundos avait rencontré les chefs de Bambuba-Kisiki avant les massacres. Selon Okabo (chef de localité de Kisiki), lorsque Mundos est devenu le chef de l’opération Sukola I, «il a appelé à Eringeti tous les chefs coutumiers», dont Okabo Mabruki (de Kisiki), Jonas Kibondo (de Mayi Moya), Undebibi Adongya XI (de Eringeti ), Boroso (de Baungatsu-Luna) ainsi que le chef de la communauté Vuba, Banihasi Makasi, pasteur de l’église CECA 20. Bien qu’il n’y ait aucune preuve que Mundos ait profité de cette occasion pour discuter d’une mobilisation armée, cette réunion montre que Mundos retenait nécessaire d’impliquer les chefs locaux dans ses efforts de contre-insurrection.
Un dirigeant Vuba a décrit comment Mundos s’est appuyé sur les autorités locales pour accéder aux ADF: «[Mundos] a travaillé clandestinement avec des jeunes Vuba qu’il a utilisés comme éclaireurs. Mundos nous invitait souvent à des réunions, pour nous demander de le mettre en contact avec les jeunes Vuba et Bapakombe qui étaient en contact avec Feza, commandant des ADF». Cette source a également affirmé que Mundos avait pris une fille de Feza – membre des ADF – comme sa concubine.
Il y a des indications selon lesquelles certains commandants de Sukola I étaient complices des premières attaques perpétrées dans le groupement de Bambuba-Kisiki, dont celle de Eringeti les 17 et 18 novembre 2015.
Une enquête menée par des parlementaires nationaux a révélé que les membres du 1003ème et du 1007ème régiments FARDC avaient créé un périmètre de « sécurité » autour d’Eringeti et qu’ils s’étaient limité à « tirer des coups de feu en l’air » pendant que la population était massacrée.
Une source des renseignements militaires a déclaré que certains officiers de Sukola I ont également travaillé aux côtés de la milice Vuba, y compris avec son commandant Onde Pascal.
Un milicien Vuba a déclaré avoir coopéré avec la 31ème brigade FARDC basée à Eringeti.
Un combattant des ADF à Bambuba-Kisiki a affirmé que Adrian Loni avait visité leur camp.
Lorsque Mundos a été transféré à Mambasa en 2015, le colonel Tipi Ziro Ziro a pris le commandement du 312ème bataillon basé à Eringeti, l’un des deux bataillons de la 31ème brigade restés à Beni.
Les habitants ont rapporté que, avant le transfert de Mundos, Tipi Ziro Ziro avait fait un effort pour combattre les ADF. À la suite d’une attaque contre Kainama, Tipi Ziro Ziro avait tué huit « ADF », ce qui avait suscité l’admiration de la population. Cependant, lorsque Mundos est parti, des sources locales ont commencé à observer la participation de Tipi Ziro Ziro aux attaques.
Un soldat de Sukola I a déclaré que Mundos avait payé Tipi Ziro Ziro pour faciliter les attaques. Selon un collaborateur de Tipi Ziro Ziro: «une fois, quand nous avions beaucoup bu et il était ivre, Tipi Ziro Ziro a dit que Mundos était [la personne cachée derrière les attaques] et qu’il lui avait donné de l’argent».
Un auteur des massacres a déclaré que des soldats de Tipi Ziro Ziro étaient présents lorsque son groupe a perpétré des attaques: «Le mode opératoire de Tipi Ziro Ziro est le suivant: on entre, on tue d’abord les gens, puis on incendie le village. Ensuite, le commandement militaire donne l’ordre d’attaquer, [mais] quand les soldats arrivent, ils commencent à tirer des coups en l’air».
Dans d’autres cas, des habitants avaient informé Tipi Ziro Ziro à propos d’activités suspectes et de mouvements de soi-disant « ADF » avant les attaques, mais il n’avait pas pris de mesures préventives. Les habitants ont déclaré que Tipi Ziro Ziro a travaillé avec les chefs Vuba pour accéder aux ADF et coordonner les attaques. Un participant aux massacres a déclaré avoir voyagé à bord d’un véhicule des FARDC avec Tipi Ziro Ziro, pour aller assister à une réunion avec les chefs Vuba et le commandant des ADF, Braida.
Des sources locales ont affirmé que Tipi Ziro Ziro organisait des embuscades le long de la route principale. En effet, à la suite d’une attaque près de Mayi Moya, les FARDC ont identifié deux corps d’assaillants comme des soldats aux ordres de Tipi Ziro Ziro.
Selon une source de renseignements militaires, Tipi Ziro Ziro a collaboré avec la milice Vuba dirigée par Castro et il avait échangé de l’or contre des armes avec cette milice.
L’encadré suivant présente deux des principales attaques qui se sont déroulées dans le groupement de Bambuba-Kisiki. Les massacres ont été commis par les ADF en collaboration avec des miliciens Vuba et avec la complicité de certains commandants des FARDC, dont Tipi Ziro Ziro.
ENCADRÉ 5. Présentation des principales attaques à Bambuba-Kisiki
- Attaque de novembre 2015 à Eringeti:
L’attaque de novembre 2015 a été l’un des massacres les plus virulents de cette vague de violences, faisant 24 morts. Un groupe armé composé d’hommes, de femmes et d’enfants a attaqué Eringeti, a pillé plusieurs maisons et a ciblé l’hôpital, tuant des membres de l’équipe médical et des malades. Les assaillants étaient bien armés et l’attaque a duré plusieurs heures.
Un véhicule blindé de la MONUSCO a subi de lourds dégâts et un soldat de la paix a été tué.
L’attaque a été menée conjointement par des ADF, des officiers de l’opération Sukola I, des miliciens Vuba et des combattants rwandophones.
Selon les objectifs des ADF, le pillage a ciblé les magasins dont les propriétaires avaient refusé des accords commerciaux avec elles. Deux éléments des ADF qui avaient participé au massacre ont affirmé que le commandant des ADF, Braida, avait participé à l’attaque et qu’il avait été blessé.
Un autre élément des ADF qui a participé à l’attaque a déclaré que la plus part des assaillants portaient des uniformes des FARDC et que certains portaient des vêtements musulmans.
Nombreux sont les indices de complicité des FARDC dans cette attaque.
Selon le Groupe d’experts de l’Onu, avant l’attaque, un colonel de l’ex-APC a fourni aux ADF des informations sur les positions des FARDC à Eringeti, en plus d’autres fournitures. Le colonel Tipi Ziro Ziro, commandant du 312ème bataillon basé à Eringeti, a été accusé de négligence devant un tribunal militaire, pour n’avoir pas pris des mesures suffisantes pour la protection de la population civile, mais il a été absout. Des témoins directs ont affirmé que sa complicité était encore plus profonde. La société civile a rapporté que, avant l’attaque, des habitants avaient informé Tipi Ziro Ziro sur la présence de certains éléments suspects, mais ils avaient été arrêtés et emprisonnés pour avoir dénoncé cela. Un habitant d’Eringeti a déclaré que, «avant l’attaque, Tipi Ziro Ziro nous avait dit de ne pas fuir si nous entendions des coups de balles».
Les ADF et Tipi Ziro Ziro ont également bénéficié de l’implication de certaines autorités Vuba et de plusieurs membres de leur milice. Un participant au massacre a expliqué que, après cette attaque, Tipi Ziro Ziro avait payé les chefs Vuba. Un élément des ADF qui a participé à l’attaque de Eringeti a déclaré que le chef général de son camp était un officier ougandais des ADF, mais que le commandant en second était Pascal Undebi, chef de la milice Vuba (ou « Groupe Matata »).
Selon cette source, quelques jours avant l’attaque, un élément Vuba des ADF, originaire d’Eringeti, avait été envoyé à Eringeti, pour y mener une mission de reconnaissance. L’un des groupes des ADF qui a participé à l’attaque d’Eringeti est parti d’un camp de Bango, près de la confluence des fleuves Bango et Semliki. Deux autres combattants ont confirmé la collaboration entre les principaux chefs des milices ADF et Vuba et ont décrit les visites des chefs Vuba dans un camp des ADF. À propos de l’implication de certaines autorités Vuba dans le massacre de Eringeti, un membre de la famille du chef Placide Malifuno aurait été tué dans cette attaque.
Du côté Vuba, le système sanitaire local représentait un point clé des conflits dans la région, car c’étaient des médecins Nande qui occupaient les postes les plus influents. Déjà dans le passé. Les Vuba avaient menacé les médecins Nande de l’hôpital d’Eringeti et un autre médecin Nande de Oicha a été demis de ses fonctions pendant les tueries.
Les participants au massacre d’Eringeti ont déclaré avoir reçu des renforts d’autres groupes. Deux auteurs du massacre ont déclaré que des Rwandophones étaient venus à leur secours, après avoir franchi la frontière depuis l’Ouganda. Un autre participant à l’attaque a indiqué que un appui avait été fourni par un groupe de Rwandophones arrivés avec leurs armes.
- Les attaques de décembre 2015 à Mapini, Ntombi et Bauba
Une série d’attaques s’est déroulée à Mapini, Mayi Moya et Ntombi le 24 décembre 2015.
Ces attaques ont été menées par un groupe mixte d’agresseurs. Les assaillants étaient dirigés par des combattants en uniforme militaire des FARDC. Derrière eux, il y avait aussi des personnes en civil qui endossaient des vêtements déjà très usagés. Le groupe parlait plusieurs langues, dont le lingala et le swahili. La disposition du groupe, avec ceux qui endossaient les uniformes FARDC en première file, laissait penser qu’il s’agissait d’un groupe de soldats en transit.
Lorsque les FARDC ont riposté contre les assaillants, certains des combattants tués se sont avérés être membres de la milice Vuba. Un des agresseurs tués était un membre de la famille du chef Jonas Kibondo (de Mayi Moya), connu sous le nom d’Abanza et qui occupait un poste de commandant au sein de la milice Vuba. Un autre membre de la milice Vuba tué était fils du chef Tito Avingani (de Kasana). Ces décès révèlent l’existence de liens très étroits entre les auteurs des attaques et les autorités Vuba.
Une mission d’enquête de l’ONU a constaté que Tipi Ziro Ziro était présent dans les zones où des tueries ont eu lieu plus tard. Un enquêteur a expliqué que Tipi Ziro Ziro avait demandé aux civils de ne pas fuir, mais de préparer de la nourriture pour des « visiteurs » qui allaient arriver. L’attaque d’Eringeti démontre également la tendance de certains FARDC à ne pas intervenir. Selon une source de la société civile, la population avait informé un officier des FARDC qu’elle avait vu « l’ennemi » dans leurs champs avant l’attaque, mais il n’avait pris aucune disposition. Un habitant de la région a raconté: «nous avons entendu les coups des « ADF » à 500 mètres du camp des FARDC. Nous avons appelé les soldats des FARDC au téléphone et ils ont répondu que les ADF étaient arrivées et que leur commandant avait donné l’ordre de ne pas tirer».
+ La spirale des violences à Bambuba-Kisiki
Alors que le conflit entre les autorités Vuba et les dirigeants Nande était connu déjà avant la guerre, ces divergences ont dégénéré et sont devenues encore plus virulentes. En effet, depuis le début des tueries, on a remarqué une série de divisions croissantes entre les Vuba et les Nande originaires de Beni. Les tueries ont été favorisées par le groupe le plus virulent des dirigeants Vuba, ce qui a exacerbé les conflits entre clans. Collaborateur de la milice Vuba, le chef de la ligne dure, Jonas Kibondo (de Mayi Moya), avait même interdit les réunions de l’association nande Kyaghanda-Yira dans sa juridiction. Depuis le début de l’opération Sukola I et des massacres qui ont suivi, certains dirigeants Vuba ont pris position, publiant des lettres et des déclarations contre les organisations des Nande, comme déclaré dans une lettre ouverte des chefs Vuba à l’association Kyaghanda-Yira: «À ce stade dramatique de notre histoire, nous devons chercher une solution aux divergences qui existent entre notre groupe ethnique et … certaines autorités politico-administratives qui, étant membres de votre groupe, violent no droit coutumier, vendent nos terres et se présentent au nom de la communauté Vuba pour s’approprier des droits politiques, économiques et sociaux de notre communauté».
iii. La participation des ADF aux massacres de Bambuka Kisiki
Désormais divisées en différentes branches, il n’est pas clair si, en 2015, les ADF pouvaient être considérées encore comme un groupe unifié. Toutefois, dans cette période, Musa Baluku dirigeait la branche majoritaire des ADF. Ce groupe a participé à de nombreuses attaques perpétrées le long de la route Mbau-Kamango, dont ceux commis contre les bases des FARDC. Le groupe de Feza, qui était resté en contact avec celui de Baluku, était principalement constitué de combattants congolais des environs de Beni et a continué à collaborer avec les miliciens Vuba dans le groupement de Bambuba-Kisiki. Au fil du temps, les attaques des ADF se sont muées vers des opérations menées contre les bases des FARDC. Les ADF avaient commencé à diffuser des notes dans lesquelles elles demandaient aux FARDC et à la MONUSCO de cesser de les attaquer et de bombarder leurs camps et les avertissaient que les tueries se seraient poursuivies jusqu’à la cessation de l’offensive de Sukola I.
7. L’ IMPLICATION DE RWANDOPHONES
L’implication de rwandophones complique encore plus le mystère des massacres de Beni.
Dans cette région, il n’y a pas d’autochtones rwandophones et, dans le passé, les communautés congolaises hutu et tutsi ont eu des relations extrêmement tendues avec la communauté nande. Toutefois, plusieurs témoins directs des massacres ont affirmé que, parmi les tueurs, il y en avait qui parlaient le kinyarwanda. En effet, des ex-APC, des officiers de Sukola I et des autorités locales ont facilité l’arrivée de rwandophones et, dans certains cas, leur participation aux tueries. Toutefois, il n’est pas possible de conclure de façon définitive si ces combattants étaient des migrants hutus, ou des combattants tutsi du M23, ou un mélange des deux.
a. L’implication de migrants rwandophones
Les migrations pacifiques vers les régions du nord ont commencé vers 2008 et se sont intensifiées en 2013. De nombreux migrants passaient par Beni pour se rendre vers le sud de l’Ituri où, en 2016, les migrants rwandophones étaient entre 10.000 et 15.000. L’une des routes migratoires, notamment celle qui d’Eringeti mène vers le sud de l’Ituri en passant par Kainama et Chabi, passait par des points chauds des violences en cours.
Plusieurs sources ont constaté l’implication de migrants hutu rwandophones dans certains attaques, dont celui de Chabi. La motivation alléguée était celles de contraindre la population locale à la fuite et d’occuper leurs terres restées vides.
Eugene Serufuli, ancien gouverneur du Nord-Kivu et alors ministre des Affaires Sociaux, a facilité les migrations des Hutu de Rutchuru vers d’autres régions du Nord-Kivu. Des autorités qui ont enquêté sur ces mouvements migratoires ont constaté que Serufuli avait fait passer des Rwandais pour des Congolais et qu’il avait reçu le soutien de Kinshasa. Une enquête indépendante de la société civile a constaté que Serufuli appuyait ce mouvement migratoire de rwandophones vers le Grand Nord du Nord Kivu et l’Ituri.Cette constatation a été confirmées par un colonel des FARDC chargé des migrations. Trois membres de l’ex-APC ont expliqué qu’ils travaillaient directement avec Serufuli pour faciliter certains de ces déplacements vers Beni. Un autre officier de l’ex-APC soutenant des groupes armés dans la région a expliqué que «ces soi-disant Hutus avaient rejoint un groupe de l’ex-APC qui se trouvait dans la ferme d’Edouard Nyamwisi».
Néanmoins, des questions importantes demeurent. Bien qu’il soit possible que certains migrants hutu aient participé aux tueries, il n’y a aucune preuve suggérant que ces migrants hutu rwandophones y aient participé de manière systématique. On a récupéré des documents incendiaires qui indiquaient que les migrants hutu rwandophones voulaient chasser les populations locales pour occuper leurs terres. Il s’agit d’une théorie du complot largement diffusée dans la région, mais nombre de ces documents sont apparemment faux.
b. Les rwandophones à côté des ADF
Le Groupe d’experts des Nations Unies a constaté que, alors que les ADF se fragmentaient, leurs différentes branches opéraient avec des renforts de combattants rwandophones. Provenant de l’Ouganda ou de Rutshuru, ces combattants étaient «bien armés et, souvent, ils portaient des uniformes militaires», ils logeaient dans des camps séparés des ADF, mais ils leur fournissaient des renforts lors des tueries comme, par exemple, celle de Eringeti, en novembre 2015.
c. Les rwandophones à côté de l’ex-APC
Les réseaux de l’ex-APC, en collaboration avec des partenaires locaux, avaient facilité l’entrée de rwandphones dans les groupes armés de Beni déjà avant 2014.
Le Groupe d’experts des Nations Unies a indiqué que le M23 avait envoyé des troupes au groupe de d’Hilaire Kombi en mai 2013. Des miliciens locaux ont déclaré avoir mené, ce même mois, des attaques en collaboration avec des « Tutsis ». L’ex-APC avait également recruté des soldats à partir du Rwanda.
Certaines sources ont affirmé que des officiers de l’ex-CNDP ont collaboré avec des commandants de l’ex-APC pour organiser des tueries. Une recrue a déclaré d’avoir assisté, le mois d’août 2013, à une réunion avec Bisamaza, dans la résidence de Kakolele à Boikene, pour discuter des tueries. Un trafiquant d’armes pour le compte de l’ex-APC a déclaré qu’il avait reçu, fin 2012, de l’argent de certains dirigeants de l’ex-APC, pour héberger des troupes sur ses terres situées dans le secteur de Ruwenzori. Un autre participant aux massacres a déclaré que, après sa défection des FARDC, Lusenge avait soutenu ces mêmes troupes, visitées et armées aussi par d’autres anciens officiers du CNDP. Dans les archives de l’État du bureau d’enregistrement des terres à Beni, on a trouvé des preuves d’achat de terres, dans ces régions, par des anciens officiers du CNDP.
d. Les rwandophones et les chefs locaux
De nombreuses autorités Vuba et Bapakombe ont également contribué à faciliter les déplacements de populations. Pour ces communautés minoritaires, le soutien aux migrants rwandophones hutu a été conçu comme une opportunité financière et une solution à leurs problèmes fonciers, vis-à-vis d’une majorité Nande dominante.
Kakolele a convaincu les chefs de ces minorités à recevoir des rwandophones dans leurs milices respectives. Une source a déclaré que les autorités Vuba avaient initialement refusé de collaborer, mais Kakolele les avait persuadées, en leur promettant de doubler leurs recettes fiscales.
Un membre des ADF a affirmé que les migrants rwandophones auraient eu accès à des terres de Beni par leur participation aux tueries et le payement des sommes élevées. Comme l’a expliqué un membre de la 31ème brigade des FARDC à propos de ces migrants, «pour avoir des terres, ces rwandophones payaient très bien (2.000 $ l’hectare), par rapport aux Nande qui payaient seulement 50 $ et une chèvre».
Un milicien a expliqué que les Vuba s’étaient associés aux rwandophones en tant que minorité vis-à-vis des Nande. Deux chefs de ethnies minoritaires ont déclaré que, dans le passé, les rwandophones avaient déjà acheté des champs auprès de certains chefs locaux, dont Boroso, surtout à l’est de la route. D’autres achats de terres auraient été également conclus à Watalinga, Beni-Mbau, Banande-Kainama et Mayangose. Toutefois, on n’a pas pu confirmer si ces achats de terres ont réellement eu lieu ou non.
Un participant aux tueries a affirmé que, mi-2013, un ministre national avait approché les chefs Vuba et Bapakombe, leur promettant une récompense pour installer des populations rwandophones dans leurs territoires. On a pu récupérer des autorisations de voyage pour des migrants rwandophones signées par le maire de la ville de Beni. D’autres autorités, dont un chef Vuba, ont déclaré que les migrants détenaient des autorisations de voyage signées par le gouverneur du Nord-Kivu, Julien Paluku, mais on n’a pas pu vérifier cette affirmation.
e. Les rwandophones et les officiers de Sukola I
Certains officiers de Sukola I, dont le général Mundos, Adrian Loni et le colonel Tipi Ziro Ziro, ont été impliqués dans ce phénomène des déplacements des rwandophones. Cependant, on ne sait pas dans quelle mesure ils aient pu faciliter la participation de ces rwandophones aux massacres, tenant compte des dynamiques préexistantes.
Une source des renseignements, deux membres de la 31ème brigade, un chef de la société civile et deux combattants ont déclaré que Mundos était impliqué dans ce phénomène migratoire des rwandophones. Deux membres de la 31ème brigade ont déclaré que Mundos avait collaboré avec d’autres commandants de Sukola I pour sécuriser le passage des migrants, y compris le long de la route Eringeti-Kainama-Boga. D’autres ont dit que Mundos avait travaillé avec des combattants rwandophones pour commettre des tueries. Un participant aux massacres a déclaré que des troupes congolaises ont agi comme éclaireurs pour les migrants rwandophones pendant les tueries.
Lorsque le général Mundos a été transféré loin de Beni, Tipi Ziro Ziro a continué cet appui.
Dans un appel téléphonique, Tipi Ziro Ziro a reconnu avoir travaillé avec Serufuli pour faciliter les migrations de rwandophones à travers Beni lors des massacres. Un officier de la 31ème brigade a également déclaré que Serufuli collaborait avec Mundos dans cette affaire.
Il est clair que les officiers de Sukola I réagissaient aux tentatives des chefs locaux et des ex-APC de se servir des migrants rwandophones.
Par exemple, à Mayangose, en 2013 Adrian Loni avait collaboré avec Kakolele, Lusenge et Mbonguma, pour installer des «Rwandais» dans des groupes armés organisés conjointement.
Adrian Loni a poursuivi ces activités lors de l’organisation des attaques. Un recruteur pour les massacres a déclaré qu’Adrian l’avait informé que des Hutus participeraient aux attaques: «Adrian a dit que les Banyarwanda s’installeraient dans ces endroits, après le départ des agriculteurs Nande qui avaient envahi cette région». Un commandant de la milice Mayangose a affirmé que Adrian Loni avait collaboré avec Kakolele et Birotsho, pour amener «des soldats rwandophones dans notre région de Mayangose» et qu’il avait «négocié plusieurs fois avec Mbonguma» pour que cela ait lieu.
Adrian Loni a poursuivi ses activités même après son entrée dans la 31ème brigade des FARDC. Un commandant de la milice de Mayangose a affirmé que, en septembre 2014, Adrian a collaboré avec Mundos pour amener des Rwandophones au chef Mbonguma et qu’il lui en avait amené une dizaine pour participer aux tueries de Ngadi et de Kadohu. Une autre source a déclaré que Mundos avait rencontré Mbonguma pour lui présenter une «mission spéciale» confiée à des rwandophones et lui promettre une récompense pour les accepter. Kakolele et Adrian auraient payé Mbonguma pour fournir des champs à des combattants rwandophones.
8. CONCLUSION
Près de quatre ans après le déclenchement des premiers massacres, très peu a été fait pour savoir qui en sont les mandataires et les auteurs. Le système judiciaire congolais a tenu une série de procès, mais ceux-ci ont principalement ciblé des membres de l’opposition et des chefs locaux. Si certains témoignages issus de ces procès sont intéressants, le procureur militaire , le Général Timothée
Mukuntu, n’a pas pris au sérieux les preuves de l’implication de certains officiers militaires congolais.
Toutefois, on ne doit pas oublier ce qui s’est passé à Beni. Ce n’est pas seulement une question de responsabilité et de respect pour ceux qui y sont morts. Les dynamiques apparues à Beni
fournissent des leçons très utiles pour les conflits ailleurs au Congo, elles peuvent nous donner un aperçu du fonctionnement de l’armée congolaise et du système judiciaire du Pays. Elles peuvent aider à mieux comprendre les stratégies que certains acteurs militaires, comme les officiers de l’ex-APC, peuvent adopter pour survivre et prospérer. En particulier, l’utilisation de la violence comme moyen de justification de la répression ou de l’insurrection, ou comme moyen de cooptation et de contrôle des rivaux, est une tactique cynique employée à Beni à la fois par les réseaux de l’opposition et par l’armée congolaise.
Une autre stratégie a été celle de la confusion et de la dissimulation systématiques. Un participant aux massacres a rappelé: «Nous avons adopté le mode opératoire des ADF. Pour dissimuler notre responsabilité, nous avons adopté la méthode des ADF … Femmes et enfants ont été inclus dans le groupe. Ils ont tué, parce que c’est le style des ADF… C’est ainsi que les massacres ont été généralement attribués aux ADF». Les participants aux massacres ont souvent caché intentionnellement leur identité à travers leurs uniformes lors des attaques et les groupes qui n’étaient pas des ADF agissaient souvent sous le « logo » des ADF.
Ce rapport a essayé de lever cette confusion, en mettant en évidence cinq dynamiques distinctes mais entrelacées, qui sous-tendent aux massacres:
- La tentative, par des réseaux d’officiers de l’exAPC et de membres du RCD-K / ML, de revendiquer leur contrôle sur le Grand Nord du Nord Kivu et de protéger leurs intérêts politiques, économiques et militaires;
- Une mobilisation des communautés ethniques minoritaires, en particulier les Vuba et les Bapakombe, contre les migrants Nande qui contrôlaient une grande partie des terres et des structures de pouvoir locales;
- La tentative des élites des FARDC et de Kinshasa de coopter (collaborer et infiltrer) les membres de ces deux réseaux, en réutilisant les violences préexistantes à leurs propres fins;
- Les efforts déployés par les ADF pour survivre, en utilisant la violence pour distraire et délégitimer les FARDC et intimider les communautés locales, tout en renforçant leurs relations avec d’autres acteurs armés.
- L’implication, dans les massacres, d’un réseau – composé probablement de plusieurs groupes – de rwandophones, bien qu’il ne soit pas clair s’ils ont œuvré sur une base mercenaire ou afin de promouvoir des intérêts politiques extérieurs.
Prises en considération dans leur ensemble, ces dynamiques expliquent une séquence d’événements qui ont vu ces réseaux se concurrencer, se chevaucher et s’intégrer les uns dans les autres. Si une partie de tout cela a été dirigée et orchestrée par les FARDC, il est possible que l’initiative pour d’autres massacres soit provenue d’autres groupes. Toutefois, tous les groupes avaient intérêt à détourner la responsabilité sur les ADF, renforçant l’idée trompeuse selon laquelle les tueries étaient le résultat d’un seul groupe islamiste radical.
Enfin, de nombreuses questions restent encore sans réponse. Les réseaux de l’ex-APC qui se sont initialement mobilisés vers 2010 fonctionnaient-ils sous une hiérarchie claire et liés à Mbusa Nyamwisi? Quel rôle les anciens dirigeants du M23 ont-ils joué dans les violences? Et dans quelle mesure la hiérarchie des FARDC à Kinshasa était-elle au courant des activités du général Mundos à Beni?
[1] Cf http://congoresearchgroup.org/new-crg-investigative-report-mass-killings-in-beni-territory/?lang=fr