Congo Actualité n. 497

LE MOUVEMENT DU 23 MARS (M23)

Enjeux, motivations, perceptions et impacts locaux

Auteurs:
International Peace Information Service (IPIS)
Association pour le Développement des Initiatives Paysannes (ASSODIP)
Danish Institute for International Studies (DIIS)

Goma / Anvers / Copenhague, avril 2024

https://ipisresearch.be/fr/publication/le-m23-version-2-enjeux-motivations-perceptions-et-impacts-locaux/

SOMMAIRE

RÉSUMÉ
INTRODUCTION
1. CONTEXTE DE LA RÉSURGENCE DU M23
1.1. Du CNDP, en passant par le M23, jusqu’au M23 « version 2 »
1.2. Contexte régional contre motivations locales
1.2.1. Contexte régional
1.2.2. Motivations locales
1.3. Défis de la gouvernance actuelle des terres et du pouvoir coutumier
2. L’ENJEU DE L’ACCÈS AUX TERRES DANS L’ANALYSE DU CONFLIT ACTUEL DU M23 PAR LES POPULATIONS LOCALES
3. L’ENJEU DE L’INFILTRATION DE LA GOUVERNANCE LOCALE DERRIÈRE LES ACTIONS DU M23
4. L’ENJEU DE GÉNÉRATION DES RECETTES DU M23
4.1. Etude de cas sur les barrières routières
5. CONCLUSION

RÉSUMÉ

Défait en 2013, le Mouvement du 23 mars (M23) a repris les armes en 2021 et, en 2022, il a réussi à s’emparer rapidement de vastes territoires au sud-est de la province du Nord-Kivu.
A l’origine, le M23 a été créé en 2012 à la suite d’une mutinerie au sein de l’armée congolaise (Forces armées de la république démocratique du Congo / FARDC) par des anciens rebelles intégrés dans l’armée nationale, suite à un accord signé le 23 mars 2009 entre le gouvernement congolais et un ancien mouvement politico militaire, le Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP). En 2021, le M23 est réapparu en accusant le gouvernement congolais du non-respect des engagements des Déclarations de Nairobi, signées séparément après la fin du précédent soulèvement en 2013.
Cette étude souligne d’abord l’importance du contexte régional dans la crise sécuritaire à l’est de la RDC, et notamment les tensions et problématiques de nature économique, politique, sécuritaire et humanitaire. Les relations entre le Rwanda et la RDC n’ont pas été stables depuis le génocide de 1994 au Rwanda et le renversement du président Mobutu Sese Seko en 1997 en RDC (Alors Zaïre). Elles se sont détériorées davantage en raison du soutien du Rwanda aux groupes armés actifs en RDC depuis le début des années 2000. Par ailleurs, il existe une compétition économique et géopolitique sur le territoire de la RDC entre pays voisins, par exemple pour l’accès aux voies d’exportations des minerais. Cette compétition donne aux Congolais l’impression que leur pays est exploité par des voisins qui s’enrichissent à leurs dépens.
Ces mêmes pays, et surtout le Rwanda, sont accusés d’appuyer le M23, et de leur permettre ainsi de reprendre la lutte armée. Ce soutien ravive la crainte d’un expansionnisme rwandais sur le territoire congolais et de la «balkanisation» du Pays.
Bien que l’appui de l’armée rwandaise soit crucial pour la résurgence du M23, le mouvement est avant tout motivé par ses propres intérêts et objectifs. Cette étude met ainsi en lumière les enjeux et impacts locaux de la crise M23, à travers le regard des acteurs locaux au Nord-Kivu.
Les racines historiques du conflit du M23 remontent à la période coloniale et à celle qui a suivi immédiatement l’indépendance, lorsque l’accès à la terre et au pouvoir local sont devenus des enjeux importants, et que l’ethnicité constituait un facteur de tension supplémentaire. Ces tensions se sont poursuivies lors de différents conflits armés au Nord-Kivu depuis les années 1990 et jusqu’aujourd’hui. Les groupes armés comme l’Alliance des Forces Démocratiques de Libération (AFDL), le Regroupement Congolais pour la Démocratie (RCD), et ensuite le Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP), visaient la protection de la population rwandophone (y compris la communauté Tutsi), mais ils ont également servi les intérêts économiques de personnes de pouvoir, notamment pour l’accès aux terres. Le conflit actuel ravive ces tensions qui opposent les Hutus, et surtout les Tutsis, aux autres groupes ethniques de la province.
En outre, il existe un problème important de gouvernance. La dualité de la loi foncière, qui reconnaît à la fois le droit écrit et la responsabilité du pouvoir coutumier dans la gestion des terres, crée la confusion et empêche de garantir les droits des usagers de la terre. A cela, s’ajoute une discrimination envers des communautés qualifiées de «non-autochtones» (y compris les populations Tutsi et Hutu) pour la jouissance des terres. De plus, l’État congolais échoue à réprimer les groupes armés, qui interfèrent également dans les conflits fonciers.
Ces différents problèmes renforcent la pratique, déjà en augmentation avant la crise du M23, selon laquelle le seul moyen de protéger la propriété et les libertés individuelles est le recours aux acteurs armés. Par conséquent, beaucoup d’intervenants perçoivent la guerre actuelle comme une tentative de sécuriser la maitrise des terres à long terme, et en particulier la défense, par le M23, des terres acquises par la communauté « Tutsi ». Ils établissent également un lien entre les anciens groupes rebelles (comme la RCD et le CNDP) qui avaient parfois spolié des terres de la population du territoire de Masisi, et le M23 qui serait aussi venu les sécuriser. De nombreuses personnes interrogées au Nord-Kivu estiment que beaucoup des terres occupées par les communautés perçues comme « non-autochtones » (souvent rwandophones) ont été obtenues indûment lors de la guerre du RCD (1998-2003). Au cours des 30 dernières années, Masisi a en effet été victime de spoliations systématiques de terres souvent déguisées comme des opérations légales par des hommes forts politiques et militaires.
L’infiltration et la maitrise du pouvoir au niveau local sont indispensables car les chefs locaux garantissent l’accès à la terre. Par ailleurs, le contrôle du pouvoir (coutumier) peut accroître la légitimité d’une communauté. Cependant, dans le territoire de Masisi, les Hutus et les Tutsis n’occupent pas des positions coutumières régnantes. C’est ainsi que le contrôle des pouvoirs est devenu l’un des enjeux importants de la guerre du M23. La conquête du pouvoir dans les zones occupées par le M23 se fait, d’une part, par l’affaiblissement des pouvoirs coutumiers légaux existants (la plupart des chefs coutumiers ont dû ainsi fuir les attaques des M23 depuis mars 2022), et d’autre part, par la nomination de nouvelles autorités administratives favorables au M23. Cependant, l’affaiblissement des pouvoirs coutumiers n’est pas nouveau. Il existait bien avant le M23, à cause des conflits armés, des lois qui sapaient le pouvoir traditionnel, et du déclin de l’autorité coutumière auprès des jeunes générations. La guerre actuelle renforce ces dynamiques, affaiblissant ainsi indirectement la gouvernance locale au Nord-Kivu.
Le maintien d’une rébellion de la taille du M23 nécessite de gros financements. En plus du soutien externe de l’armée rwandaise, le M23 a mis en place plusieurs moyens de se financer localement, notamment grâce aux impôts sur les activités des entreprises et sur les ménages; aux impôts sur l’agriculture et l’appropriation des produits agricoles; au travail forcé (par exemple, pour la récolte des produits agricoles); et aux contributions de personnalités importantes. Ces taxes s’accompagnent souvent de la délivrance d’un jeton comme preuve de paiement. Le M23 est également impliqué dans l’exploitation illégale des ressources naturelles, par exemple la production et le trafic de bois, et du charbon de bois. Ces prélèvements ne servent pas seulement à générer des revenus, mais contribuent également à consolider la gouvernance locale (notamment les administrations parallèles) du M23, car il reproduit les modalités de taxation propres aux autorités qu’il a supplantées de fait.
Dans la même logique, le M23 s’appuie sur un ensemble de barrières routières et de postes frontaliers, pour des raisons de stratégie militaire, de consolidation du contrôle territorial et pour son financement. Le groupe d’experts de l’ONU estimait, par exemple, que le M23 gagnait environ 27.000 US$ par mois, uniquement grâce aux taxes de transit imposées aux piétons qui traversaient la frontière de Bunagana avec des marchandises. De plus, le commerce sur plusieurs axes routiers à l’intérieur de la province s’avère très rentable. Les taxes imposées par le M23 aux camions et motos sur l’axe Sake-Kilolirwe-Kitshanga (territoire de Masisi), par exemple, pourraient s’élever à 69 500 US$ par mois. L’occupation du territoire par le M23 pèse clairement sur la population locale, non seulement sur le plan socio-économique, mais aussi sur celui de la sécurité.

INTRODUCTION

Défait en 2013, le M23 a ressurgi en 2021 avec des revendications similaires à celles lors de sa création en 2012. En premier lieu, ils ont dénoncé le non respect des engagements des Déclarations de Nairobi, signées en 2013 après la fin du précédent soulèvement de 2012, dont l’amnistie, la démobilisation et la réinsertion sociale de ses membres. Mais, cette fois-ci ils ont également ajouté d’autres revendications,  comme la protection de la communauté Tutsi, la réforme de l’armée congolaise (Forces Armées de la République Démocratique du Congo, FARDC), la fin de la corruption ainsi que l’amélioration de la gouvernance.
Au cours de sa résurgence depuis 2021, le M23 a réussi à occuper de vastes zones de la province de Nord Kivu, en particulier dans les territoires de Rutshuru, Nyiragongo et Masisi. Il y est parvenu en dépit d’une instauration de l’état de siège, du déploiement de la Force de la Communauté d’Afrique de l’Est (East African Community, EAC), de la présence de la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation du Congo (MONUSCO), de la « montée en puissance » des FARDC et la farouche résistance d’une multitude de groupes armés locaux réunis sous la dénomination « Wazalendo ».
Cette étude vise à analyser les enjeux et impacts locaux de la crise M23, en particulier pour la population rurale, dans les parties du Nord-Kivu touchées par le conflit.
Sur base de cette analyse, il est clair que le contexte historique — y compris la période coloniale, l’indépendance et les guerres des 30 dernières années — est crucial pour comprendre les causes profondes du conflit, ainsi que les actions du M23 aujourd’hui. L’accès à la terre et le contrôle du pouvoir sont des facteurs clés de la résurgence du M23, et pas forcément (ou uniquement) l’accès aux ressources naturelles, comme cela est souvent entendu. Cependant, les ressources naturelles et les opportunités économiques que représente l’est du Congo ont certainement une influence dans les tensions politiques entre les pays de la Région des Grands Lacs. A cela, s’ajoute les préoccupations sécuritaires régionales liées aux groupes armés, la question des réfugiés, et les tensions intercommunautaires.
Ce rapport fournit des informations contextuelles sur la crise sécuritaire actuelle, notamment la «crise du M23» (section 1). Il résume l’évolution du conflit et du M23, au cours de la première insurrection en 2013, et de sa résurgence depuis novembre 2021. Puis, il met en évidence les causes de la crise du M23, en distinguant les enjeux régionaux et locaux, notamment le rôle des pays voisins (enjeux régionaux) et les motivations du M23 lui-même (enjeux locaux).
Le rapport souligne aussi les enjeux de la guerre du M23 liés aux ambitions de contrôle des terres (section 2) et d’infiltration du pouvoir local au Nord-Kivu (section 3). De plus, il discute de la génération des recettes du M23, afin d’atteindre plusieurs objectifs, notamment le financement du mouvement et la consolidation de la gouvernance locale (section 4). Enfin, le rapport aborde l’impact de la guerre actuelle sur la situation sécuritaire et en particulier la résurgence de nombreux groupes armés qui s’opposent à l’avancement du M23. Il énonce la manière avec laquelle la crise sécuritaire actuelle renforce « une milicianisation de la gouvernance locale » (section 5).

1. CONTEXTE DE LA RÉSURGENCE DU M23

1.1. Du CNDP, en passant par le M23, jusqu’au M23 « version 2 »

A l’origine, le M23 est créé en 2012 à la suite d’une mutinerie au sein des FARDC, lorsque d’anciens militaires du Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP) revendiquaient le respect des accords signés avec le Gouvernement congolais le 23 mars 2009, d’où le nom du Mouvement du 23 mars. Ces accords prévoyaient la transformation du CNDP en parti politique et la réintégration de ses membres au sein des FARDC. Le M23 a rapidement développé sa puissance militaire, en 2012-2013, et réalisé une expansion territoriale remarquable en s’accaparant même Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu. Toutefois, cette montée rapide s’est faite avec l’aide extérieure du Rwanda.

La création du CNDP
Le CNDP était un groupe armé composé d’anciens militaires du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) et conduit par Laurent Nkunda. La rébellion combattait le gouvernement congolais entre 2006 et 2009 dans la province du Nord-Kivu, en particulier les territoires de Nyiragongo, Rutshuru et Masisi. Composé majoritairement de membres de la communauté Tutsi, le CNDP revendiquait la protection des Tutsis de la RDC, l’éradication des rebelles des Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR), et le retour des réfugiés congolais éparpillés dans les états voisins. Le rôle du Rwanda s’est manifesté de plusieurs manières à cette période. A l’époque du gouvernement de transition (2003-2006), Kigali aurait persuadé plusieurs commandants du RCD de ne pas intégrer l’armée gouvernementale congolaise. En outre, Kigali a apporté son soutien à Nkunda dans la période précédant la formation du CNDP, par exemple au moment du siège de Bukavu en 2004. Puis, en 2008, le groupe d’experts de l’ONU a signalé que les autorités rwandaises fournissaient un soutien militaire direct au CNDP.

Après que le M23 a occupé des parties des territoires de Rutshuru, Masisi, et Nyiragongo, y compris la ville de Goma, il a finalement été défait en 2013 par les FARDC, appuyées par la Brigade d’Intervention Rapide de la MONUSCO, soutenue par des pays de la SADC. Cette défaite a été définitivement actée à la suite du dialogue de Kampala, par la signature des Déclarations de Nairobi. A travers ces déclarations, le M23 renonçait à la rébellion, et le Gouvernement congolais s’engageait à adopter une loi d’amnistie conditionnelle, et à désarmer, démobiliser et réinsérer socialement des ex-combattants, tout en refusant de les intégrer dans l’armée congolaise.
Après sa défaite en 2013, certains membres du M23 se sont réfugiés en Ouganda (le groupe dirigé par Sultani Makenga et Bertrand Bisimwa) et d’autres au Rwanda (le groupe de Jean-Marie Runiga). Déjà en janvier 2017, des combattants du M23 dirigés par Makenga ont quitté l’Ouganda pour établir une base dans le Parc National des Virunga, mais ils sont restés inactifs jusqu’en 2021.
A partir de novembre 2021, les attaques du M23 ont repris au Nord-Kivu, prenant progressivement de l’ampleur. Les experts de l’ONU rapportent que le début des combats est venu après l’échec des négociations confidentielles entre le Gouvernement congolais et une délégation du M23 concernant la mise en œuvre des Déclarations de Nairobi de 2013.
Le M23 avait formulé de nouvelles demandes — qui n’étaient pas prévues dans les déclarations de 2013 — en matière d’amnistie, de récupération des avoirs, de retour en RDC, d’intégration dans l’armée congolaise de membres du M23 et de positions politiques. Comme les rebelles jugeaient que ces négociations n’évoluaient pas, ils ont décidé de reprendre les hostilités. Cela pousse à considérer qu’il s’agit d’un M23 « version 2 ».

1.2. Contexte régional contre motivations locales

La création et la renaissance du M23 sont alimentées par plusieurs dynamiques, à la fois régionales et locales. Tout d’abord, nous discutons les facteurs régionaux, notamment les problèmes sécuritaires du Rwanda, ainsi que la compétition régionale pour l’important marché économique que représente l’est du Congo. Ensuite, nous examinons les motivations locales, anciennes comme récentes.

1.2.1. Contexte régional

La crise du M23 est fortement alimentée par des tensions et des problématiques régionales, de nature économique, politique, sécuritaire et humanitaire. Sur le plan sécuritaire, les relations entre le Rwanda et la RDC n’ont pas été stables depuis le génocide de 1994 et le renversement du président congolais Mobutu Sese Seko en 1997 par l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), soutenue par le Rwanda. Les relations entre les deux États se sont détériorées davantage à la suite du soutien du Rwanda aux mouvements politico-militaires en RDC, y compris le RCD, le CNDP et le M23. Kigali, en retour, continue à ce jour, et depuis 1994, d’insister sur la menace que représente la situation à l’est de la RDC pour le Rwanda. Selon le président Kagame, le démantèlement des FDLR (un groupe armé crée en 2000 par d’anciens responsables du génocide au Rwanda en 1994) est une priorité en matière de sécurité.
La protection des Tutsis congolais en RDC par le M23 et sa lutte contre les FDLR, correspondent bien aux intérêts sécuritaires rwandais. Il n’est donc pas surprenant que des rapports de l’ONU indiquent que l’armée rwandaise apporte un soutien militaire et opérationnel important au M23. Cependant, certains observateurs considèrent le souci sécuritaire de Kigali comme un « prétexte pour continuer à considérer l’Est du Congo comme sa zone d’influence ».
Ensuite, la compétition parmi des pays limitrophes autour de l’accès aux ressources naturelles de la RDC est un enjeu important dans la région. Elle tourne autour des gains croissants dans les chaines d’exportation. Les pays de l’Afrique orientale essayent de bénéficier des ressources naturelles de la RDC sous forme de taxes et de valeur ajoutée. Chaque pays tente d’augmenter le volume des ressources naturelles de la RDC qui passent par leur territoire national, en accordant des niveaux de taxes à l’exportation favorable, en investissant dans la capacité de raffinage de l’or, mais aussi dans des projets d’infrastructures pour le transport. D’innombrables rapports d’experts de l’ONU expliquent comment le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi bénéficient du commerce des ressources naturelles en provenance de la RDC. Les ressources naturelles comme l’or, l’étain, le tantale et le tungstène traversent illégalement la frontière du Congo vers ces pays voisins, d’où elles sont ensuite exportées.
La compétition géopolitique entre les pays voisins autour des chaines d’exportation des minerais, donne aux Congolais l’impression que leur pays est exploité par des voisins qui s’enrichissent à leurs dépens. Nicolas Kazadi, le ministre congolais des Finances, a déclaré à ce propos que le pays perdait près d’un milliard de dollars par an en raison de la contrebande de minerais vers le Rwanda.
En 2021, juste avant la résurgence du M23, l’équilibre régional (fragile) des pouvoirs dans la région des Grands Lacs a été perturbé. L’Ouganda et la RDC avaient annoncé un projet de collaboration sécuritaire et de réhabilitation des routes en RDC, qui devait accroître considérablement le commerce frontalier entre les deux pays. Cela aurait inquiété Kagame, car l’une de ces routes aurait menacé ce qu’il perçoit comme la sphère d’influence de Kigali au Nord-Kivu.
Surtout, au même moment, des promesses antérieures d’accroître le commerce de l’or de la RDC vers le Rwanda, ainsi que de collaborer sur le plan militaire, ont été suspendues. (Voir encadré)

Les bonnes perspectives Kigali-Kinshasa, au début de la présidence de Tshisekedi
Le Rwanda et la RDC entretiennent des relations tendues depuis le milieu des années 1990. Cependant, en 2018, l’arrivée au pouvoir du président Félix Tshisekedi a conduit à une normalisation des relations diplomatiques entre la RDC et le Rwanda. En juin 2021, les présidents Rwandais et Congolais ont signé trois accords de coopération bilatérale à Goma. Le premier accord portait sur «la promotion et la protection des investissements»; le deuxième sur une convention «en vue d’éviter la double imposition et prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts et de revenu» et, enfin, la Société (congolaise) Aurifère du Kivu et du Maniema (SAKIMA) et la raffinerie rwandaise Dither Ltd ont signé un protocole d’accord de coopération pour l’exploitation de l’or. De plus, pendant ces pourparlers, les deux présidents avaient convenu de poursuivre leurs efforts conjoints visant à réduire l’insécurité.

Par ailleurs, beaucoup de personnes au Nord-Kivu mentionnent également la pression démographique dans le Rwanda comme un facteur de la crise du M23. Même si cette question n’apparait pas assez clairement dans les débats autour de la crise actuelle entre le Rwanda et la RDC, certains représentants de la société civile de Nyiragongo pensent qu’elle ferait partie intégrante des causes non avouées de l’appui du Rwanda à des groupes armés acquis à sa cause.
Déjà en 2009, des députés nationaux du Nord-Kivu ont exprimé leurs craintes quant à l’immigration des populations du Rwanda et « l’occupation » du Nord Kivu. Leur déclaration politique du 26 novembre 2009 disait: «Nous, députés nationaux du Nord-Kivu […] ; alertés par nos bases respectives sur les migrations aussi clandestines que massives des populations du Rwanda vers la RDC par Kibumba, Bunagana et Ishasha; indignés d’apprendre que cette population, dont une grande partie se déplace avec bétails et armes de guerre, ne subit aucun contrôle frontalier: …».
Dans la même logique, Pole Institute a également noté la contribution suivante d’un participant à un atelier qu’il a organisé en 2010, concernant la méfiance à l’égard du retour des réfugiés congolais du Rwanda: «pour combattre nos peurs, il faut nous assurer que seuls les vrais réfugiés congolais vivant au Rwanda vont rentrer, et pas un déversement de la surpopulation rwandaise sur le territoire congolais». Ici, il s’agit donc de la crainte d’un accaparement des terres « par le bas », qui n’est pas coordonné par Kigali mais qui résulte plutôt du fait que des gens arriveraient sans cesse s’installer au Congo en tant que petits agriculteurs, modifiant ainsi l’équilibre démographique local. À ces craintes s’ajoutent les soupçons selon lesquels le Rwanda aurait également des desseins politiques « d’en haut » visant à annexer une partie du Congo.
Au Congo, depuis l’indépendance, il existe une forte crainte de ce que l’on appelle la balkanisation. Des acteurs de la communauté internationale, et surtout le Rwanda, sont soupçonnés de vouloir diviser la RDC.
La récente crise du M23, et le soutien du Rwanda à la rébellion, ont ravivé à nouveau les craintes d’un expansionnisme rwandais dans l’est du Congo. En outre, les récents discours du président rwandais ne font que renforcer l’analyse du conflit actuel sous l’angle de la balkanisation. Le président Rwandais avançait que la crise sécuritaire actuelle était le résultat de l’établissement des frontières entre le Rwanda et la RDC à l’époque coloniale et ainsi qu’ «une partie du Rwanda a été donnée au Congo et à l’Ouganda». Il ajoutait que: «les frontières qui ont été construites durant la période coloniale ont affecté et divisé nos peuples». Cette déclaration avait fait monter la tension entre les deux pays et provoqué de vives réactions en RDC.

1.2.2. Motivations locales

En premier lieu, les revendications du M23 « version 2 » prennent pour appui les Déclarations de Nairobi du 12 décembre 2013, sans qu’elles ne se distinguent des revendications à sa naissance en 2012 (liées à l’Accord de l’hôtel Ihusi à Goma du 23 mars 2009, entre le Gouvernement de la RDC et le CNDP). Cependant, ces différents accords doivent être compris dans le contexte plus large de l’histoire conflictuelle du Nord Kivu, qui remonte à la période de l’indépendance.

1.2.2.1. Déclarations de Nairobi

Après la défaite du M23 en 2013, des pourparlers ont eu lieu entre le Gouvernement congolais et le M23 sous la facilitation de l’Ouganda. A l’issue de ces pourparlers, le M23 et le Gouvernement congolais ont pris des engagements dans deux déclarations séparées, notamment les Déclarations de Nairobi du 12 novembre 2013.
Le M23, dans sa déclaration, avait entre autres renoncé à la rébellion, alors que le Gouvernement congolais avait pris des engagements en faveur du M23. Ces engagements concernaient:
– L’amnistie pour fait de guerre de 2012 à 2013;
– La démobilisation et la réinsertion sociale (mais pas l’intégration dans l’armée);
– Le retour et la réinstallation des réfugiés et des personnes déplacées internes;
– La réconciliation nationale, qui comprend entre autres la lutte contre la discrimination ethnique et l’incitation à la haine, la protection de la communauté Tutsi et la résolution des conflits interethniques, incluant les conflits fonciers;
– La mise en œuvre des engagements de l’Accord de paix du 23 mars 2009.
Le M23 « version 2 » a justifié le recours aux armes en raison du non-respect de la plupart des engagements du Gouvernement congolais dans le cadre des Déclarations de Nairobi. Toutefois, le discours du M23  a évolué au-delà de ces engagements. Ils englobent maintenant la protection de la communauté Tutsi et des demandes de niveau national comme: «la fin de la corruption» et «la réforme de l’armée».

1.2.2.2. Motivations historiques et lointaines

Les motivations de la guerre actuelle au Petit Nord (les territoires de Nyiragongo, Rutshuru, Masisi et Walikale) ont des origines lointaines remontant aux conflits qu’a connus la RDC avant et tout juste après l’indépendance. Ces conflits étaient souvent liés à l’accès aux terres, aux ressources et au pouvoir, mais aussi aux problèmes de gouvernance et à l’instrumentalisation des identités ethniques.
L’importance du contexte historique est apparue clairement lors des entretiens avec des notables du Nord-Kivu. Lorsqu’ils ont expliqué les origines du conflit actuel avec le M23, plusieurs personnes interrogées ont fait référence à la guerre dite de « Kanyarwanda » entre 1963 et 1965 et même à la période coloniale (avant 1960). Ces perceptions démontrent donc l’importance d’une bonne compréhension du contexte historique local, afin de parvenir à des solutions portées localement et durables.
Si les conflits au Nord-Kivu remontent au début des années 1960, leurs causes datent déjà de l’époque coloniale et la politique du gouvernement colonial belge.
En premier lieu, dans les années 1920, les Belges ont réformé le système des pouvoirs locaux dans les territoires de Masisi et Rutshuru, regroupant plusieurs entités locales sous un nombre limité de chefs, comme les chefferies de Bwisha et Bahunde (qui était plus large que la chefferie de Bahunde d’aujourd’hui). Les communautés qui n’avaient pas leur propre chef coutumier, comme les Rwandophones, dépendaient des chefs des autres communautés pour accéder aux terres.
Puis, entre 1937 et 1945, en raison du manque de main d’œuvre, l’administration coloniale belge a recruté des Rwandais pour travailler dans ses plantations, à travers le programme Mission d’Immigration des Banyarwanda (MIB). Cela a provoqué une immigration d’environ 100.000 personnes vers le Congo belge.
Pour accueillir ces populations (principalement des Hutus), les Belges ont créé la nouvelle chefferie de Gishari, dans le territoire de Masisi. L’enclave du Gishari, en plein Buhunde (c.à.d. la zone occupée par la population des Bahunde), était un bloc de 349 km2 acheté de force aux chefs coutumiers en 1939 par le pouvoir colonial Belge, afin d’y transplanter le trop plein de population rwandaise voisine. Cette chefferie créée par l’autorité coloniale était, même si occupée essentiellement par des populations Hutus, sous l’autorité d’un chef Tutsi, Buchanayandi, dépendant lui même du Mwami Rudahirwa du Rwanda. Toutefois, déjà en 1957, le gouvernement colonial a levé la chefferie de Gishari, la remettant à nouveau sous le contrôle du chef Hunde, car la décision de créer cette chefferie avait suscité de fortes tensions. Cela a donc de nouveau entravé l’accès à la terre des Banyarwanda, et souligné leur statut comme peuples « non-autochtones ». Puis, un autre groupe d’immigrés du Rwanda (en majorité issu de la communauté Tutsi) est arrivé vers les années 1959-1962, à cause des tensions liées à l’indépendance du Rwanda.
Pendant la période d’instabilité politique après l’indépendance du Congo (le 30 juin 1960), le Nord-Kivu a connu un premier conflit ethnique armé en juillet 1963, entre les Banyarwanda (Tutsi et Hutu) et les autres ethnies (Nande, Hunde et Nyanga). Ce conflit, connu sous le nom de la guerre de « Kanyarwanda », s’estompa avec l’avènement du président Mobutu Sese Seko en 1965.
L’accalmie qui a suivi la guerre de « Kanyarwanda » a permis aux groupes immigrés de s’installer durablement dans les territoires de Masisi et de Rutshuru, et de se développer économiquement. Pendant l’époque de la «zaïrianisation» des années 1970, les Banyarwanda obtenaient de grands pâturages grâce aux nouvelles lois foncières (par exemple, la loi «Bakajika») qui ont sapé l’autorité coutumière, et faisaient de l’État le seul fournisseur légal de titres fonciers. Ainsi, des grands concessionnaires Tutsis ont contourné le pouvoir coutumier qui, jadis, garantissait l’accès aux terres aux membres des communautés ethniques locales. Bien que légales, ces concessions ont été perçues comme des accaparements des terres ancestrales du point de vue des petits cultivateurs, dans la mesure où le droit coutumier et notamment les chefs coutumiers n’avaient pas été associés à la procédure d’accès aux titres. À ce propos, un notable de la chefferie des Bashali (Masisi) a pu dire: «Nous les autochtones, nous étions naïfs, nous disions toujours ‘Kilima yangu’ (ma colline), sans pour autant penser aux titres fonciers».
Depuis les années 1990, les groupes armés qui se sont succédés, notamment l’AFDL, le RCD, et le CNDP, visaient la protection de la population Tutsi (et dans certains cas les Hutus), mais ils ont également servi des intérêts économiques importants, notamment la (re)prise et la défense des concessions de personnes puissantes. Sous l’administration rebelle du RCD, au début du siècle, quelques Hunde et d’autres communautés ont continué à vendre des terres aux Rwandophones, souvent sous pression directe du RCD. En outre, l’administration du RCD a vendu de grandes concessions étatiques aux élites du RCD, et s’est ingérée dans la nomination des autorités coutumières (violant ainsi les procédures coutumières), par exemple dans le territoire des Bashali. (Voir encadré « Le cas de Kapenda Muhima à Bashali, territoire de Masisi »).

Le cas de Kapenda Muhima à Bashali, territoire de Masisi.
Un des cas les plus emblématiques de la nomination des autorités coutumières est celui de Kapenda Muhima, qui a été placé à la tête de la chefferie des Bashali en 2002 par les autorités du RCD, notamment le Gouverneur Eugene Serufuli Ngayabaseka, alors qu’il n’était pas associé au pouvoir coutumier dans la lignée des Bashali. Pour assoir l’autorité de Kapenda et lui coller une certaine légitimité coutumière, un article intitulé « La dynastie du Ndalaa » écrit par un historien Hunde que d’aucuns avaient qualifié être au service du RCD, avait tenté de trouver un lien de parenté de celui-ci avec la lignée royale des Bashali.

La corruption au sein de l’administration foncière a été un autre facteur favorisant la vente des grandes concessions. Selon un témoin, «des personnalités des rebellions du RCD et du CNDP, ont profité de la corruption qui gangrène l’administration foncière à Kinshasa pour se faire octroyer des titres sur des terres d’autres habitants». Un notable de la chefferie des Bashali a abondé dans le même sens, en déclarant: «Les terres avaient été récupérées par l’Etat. C’étaient des plantations. Par la suite […] des politiciens les avaient prises presque gratuitement et couvertes des titres. Ceux qui ont acquis toutes ces plantations sont ceux qui travaillaient avec le Gouverneur Serufuli de la rébellion du RCD […] Ils étaient partis par la suite à Kinshasa où ils avaient obtenu des titres sur ces plantations sans une enquête préalable de vacance des terres».
Selon plusieurs personnes enquêtées de Masisi, les tensions qui opposent les Hutus, et surtout les Tutsis, aux autres ethnies de la province, au sujet, entre autres, de l’accès à la terre et du contrôle du pouvoir, refont surface dans le conflit actuel (Voir sections 2 et 3).
En RDC, l’opinion publique identifie chaque groupe armé à sa communauté d’obédience, à partir de son leadership, et le M23 est souvent associé aux Tutsis.
Ainsi, la tension historique (sur les terres et le contrôle du pouvoir) est présente dans les revendications des différents groupes armés rebelles à majorité Tutsi, dont le CNDP et le M23. Dans leur narratif, ils indiquent qu’ils défendent leur groupe ethnique contre la privation de pouvoir local et de terre, et qu’ils encouragent le retour des réfugiés Tutsis au Petit Nord du Nord Kivu.

1.3. Défis de la gouvernance actuelle des terres et du pouvoir coutumier

Les conflits autour du contrôle des terres et du pouvoir s’inscrivent dans une dimension historique qui remonte, comme expliqué ci-dessus, au lendemain de l’accession de la RDC à l’indépendance.
Les nombreuses contestations et animosités interethniques dans la province du Nord-Kivu n’ont pas trouvé de solutions jusqu’à présent.
Ces défis se sont accentués par des facteurs régionaux qui ont été discutés dans la section 1.2.1. Ils sont liés notamment à l’exploitation et au commerce des ressources naturelles, à la géopolitique régionale autour du marché important que représente l’est de la RDC, aux soucis sécuritaires, à la pression démographique dans la région, et au grand nombre de réfugiés qui attendent leur retour à la maison.
En outre, il existe un problème majeur de gouvernance en RDC, qui consolide les tensions autour des terres et du pouvoir local au Nord-Kivu. En premier lieu, il y a la dualité de la loi foncière, qui reconnaît à la fois le droit écrit et la responsabilité du pouvoir coutumier dans la gestion des terres. Cette dualité juridique crée une confusion et empêche de garantir les droits des usagers de la terre. Puis, le pouvoir coutumier est fortement fondé sur l’appartenance communautaire, entraînant naturellement des discriminations à l’égard des autres communautés dans l’exercice de leur pouvoir. En particulier, des chefs coutumiers sont parfois hostiles aux personnes étrangères à leurs tribus en ce qui concerne la jouissance de vastes étendues de terres. Ce problème est plus aigu dans le territoire de Masisi où les Hutus et Tutsis sont contestés, car qualifiés d’immigrés. Finalement, il s’agit aussi d’un problème d’application de la législation relative à l’accès à la terre et à l’obtention des titres fonciers par l’État congolais.
A cause de ces problèmes, l’État congolais ne parvient pas à garantir les droits de propriété, et à développer  des procédures transparentes et équitables pour accéder aux terres. De plus, il échoue à réprimer les groupes rivaux armés. Cette faiblesse renforce la croyance selon laquelle le seul moyen de protéger la propriété et les libertés individuelles est d’avoir recours aux acteurs armés. Et c’est là que le M23, comme ses prédécesseurs du CNDP et RCD, est intervenu.
Beaucoup d’intervenants au Nord-Kivu perçoivent la guerre actuelle comme une tentative de sécuriser la maitrise des terres sur le long terme. Pour ce faire, l’infiltration et la maitrise du pouvoir au niveau local est indispensable, car les chefs locaux garantissent l’accès à la terre. En premier lieu, le M23 viserait alors l’affaiblissement des chefs coutumiers.
Bien que les tensions liées au contrôle de la terre soient beaucoup plus prononcées dans le territoire de Masisi que dans le territoire de Rutshuru, les conséquences de la guerre actuelle, notamment le déplacement des populations et l’accaparement de leurs terres, sont perceptibles aussi bien à Rutshuru qu’à Masisi (Voir section 2 sur l’enjeu des conflits fonciers).
La même réalité concerne également le contrôle du pouvoir. Il s’agit particulièrement de l’affaiblissement du pouvoir coutumier par son infiltration, aussi bien à Masisi qu’à Rutshuru, et par l’installation d’autorités locales administratives en faveur des idéaux du M23. (Section 3)

2. L’ENJEU DE L’ACCÈS AUX TERRES DANS L’ANALYSE DU CONFLIT ACTUEL DU M23 PAR LES POPULATIONS LOCALES

Ayant toujours été une cause majeure de conflits dans le Nord-Kivu, les répondants considèrent l’enjeu foncier comme un moteur important de la guerre actuelle du M23. Toutefois, il ne faut pas réduire les conflits fonciers à des conflits intercommunautaires.
D’autres formes de litiges fonciers sont bien plus fréquentes, notamment les conflits entre fermiers et grands concessionnaires, entre communautés rurales et entreprises minières, entre éleveurs et fermiers, entre parcs nationaux (ex. Parc National des Virunga) et populations des zones voisines. Les conflits fonciers étant fréquents dans le Nord-Kivu, ils pèsent également sur les relations intercommunautaires.
L’accès aux terres, et particulièrement aux terres arables, est donc une source de conflits entre les différentes ethnies, surtout dans le territoire de Masisi. Par exemple, les Hutus et Tutsis sont considérés comme des immigrés, et l’accès à la terre leur est contestée par les communautés qui s’estiment être autochtones.
Un notable exprime clairement l’image partagée par beaucoup de membres des communautés « autochtones »: «les terres que ces communautés [perçues comme non-autochtones] occupent l’ont été par la force ou par la tricherie lors de la guerre du RCD principalement».
C’est ainsi que bon nombre de gens perçoivent que les enjeux primordiaux de la guerre pour le M23 sont la préservation et la conservation des terres acquises.
A ce sujet, un enquêté met la guerre actuelle dans une perspective historique, en disant que «les guerres de ces trois dernières décennies sont motivées par une lutte du contrôle de la terre car ce sont des guerres plus économiques. Les autochtones sont chassés, dépossédés de leurs terres au profit d’autres personnes qui sont considérées comme des étrangers et refugiés».
En premier lieu, l’obtention des terres se fait, par achat ou « prêt » auprès des autorités locales (souvent des chefs coutumiers). Cependant, il y a aussi des cas de spoliation de terres ou l’occupation des terres des personnes déplacées. Un enquêté a ainsi rapporté que: «en 2006, la concession du Mwami [chef coutumier] Bahati près de Nyamitaba [dans la chefferie de Bahunde, à Masisi] a été spoliée par le Général déchu Laurent Nkunda, qui jusqu’à présent continue à l’exploiter, malgré les jugements rendus en faveur du chef Bahati, mais l’exécution fait défaut suite à l’influence des membres du M23 dans la région».
Ou encore, un autre enquêté opine que, «au cours de ce cycle des guerres, plusieurs personnes ont vendu leurs champs de force car, étant arrêtées par les membres du M23, qui exigeaient des amendes exorbitantes, se sont vus contraints à céder leurs champs à des prix dérisoires». D’après l’universitaire Bucyalimwe Mararo, la région est victime des «spoliations foncières systématiques déguisées en opérations légales au profit d’une poignée d’acteurs militaires et politiques». A titre d’illustration, il se référait au conflit entre Emmanuel Kamanzi, [un ancien] du RCD, et la population du village de Katebe Kachiri. (Voir encadré)

Emmanuel Kamanzi contre la population de Katebe Kachiri
Un conflit de terres oppose Monsieur Emmanuel Kamanzi, un ancien du RCD, à la population du village Katebe Kachiri (proche de Sake, territoire de Masisi) depuis 2009. Emmanuel Kamanzi affirme qu’il a acheté la concession de Luhonga, avec une superficie de 300 ha, en 2006. Cependant, la population a contesté cette propriété, arguant que 100 ha de cette concession sont des terres coutumières. Un notable local disait: «Lorsque nous avons fui les rebelles du CNDP, il [Emmanuel Kamanzi] a commencé à installer les vaches dans nos champs de la chefferie. La limite entre lui et nous c’est la route. Il a dépassé la route, il a dépassé la limite, il vient de notre côté». Cette situation a créé des échauffourées en octobre 2009 lorsque des agents du service du Cadastre ont voulu procéder à la délimitation de la concession de Luhonga. En effet, la population, munie de machettes et de lances, avait tenté de faire échec à cette mission de délimitation.

Un autre facteur de contrôle de la terre est lié à une administration foncière marquée par la corruption. Dans ce système, certaines personnes ont pu obtenir des titres fonciers (contrat de location, d’emphytéose et certificats d’enregistrement) sur de grands espaces de terre de manière irrégulière, soit en s’accaparant des terres des autochtones, soit en falsifiant les documents existants. (Voir par exemple l’encadré «La propriété des concessions de Kisuma»). Cette situation a connu une ampleur considérable pendant la guerre et l’occupation de la province du Nord-Kivu par le RCD-Goma.

La propriété des concessions de Kisuma
Un cas emblématique récent en ce qui concerne des accusations d’accaparement des terres sur base de documents dont la légalité est mise en doute, est celui de la concession de Kisuma, de 350 ha, au territoire de Masisi.
Début 2020, le Ministre Provincial des affaires foncières au Nord-Kivu déclarait la nullité des titres de Monsieur Dunia Bakarani, l’opérateur économique e ancien député national, qu’il avait obtenus sur la concession de Kisuma l’année précédente. Ainsi l’état récupérait le centre agricole de production des semences améliorées (CAPSA) de Kisuma.
Dunia Bakarani, en revanche, répondait que le ministre provincial n’avait pas qualité d’annuler ces titres, car il aurait respecté toutes les démarches légales pour l’obtention de cette concession. Il avançait également que, en 2019, le ministre national de l’intérieur et de la sécurité, le ministre provincial de l’agriculture, ainsi que le tribunal de grande instance l’avaient tous remis dans ses droits à travers des lettres officielles. Dès lors, Dunia Bakarani se considérait alors comme le seul propriétaire de cette concession, mais la légalité de ses documents était sujette à débat.
Jules Mugiraneza, député national de Masisi, inscrit ce dossier dans le cadre plus large des conflits fonciers à Masisi, en disant: «Ça devient une bombe à retardement. Conséquence, ces agriculteurs qui sont chassés de leurs terres reviennent pour tuer des vaches de ces éleveurs. C’est à cette scène désolante qu’on assiste régulièrement à Masisi. L’Etat devrait protéger les agriculteurs qui ont aussi besoin de terres pour leurs champs et nourrir leurs familles à Masisi et même à Goma».

Certaines personnes interviewées ont également affirmé que des bureaux administratifs (ainsi que des bureaux des chefs coutumiers) sont parfois incendiés de manière malveillante, pendant des périodes de crise, afin de faire disparaître des documents de propriété. Des enquêtés donnaient l’exemple de l’incendie des bureaux des groupements Bashali Mukoto (à Muhanga) et Bashali Kaembe (à Mihanga) en 1993, ou encore de la démolition et de la destruction de toutes les archives du bureau du groupement de Bukombo (territoire de Rutshuru) au début des années 1990. Plus récemment, en janvier 2022, les bureaux de la localité, du chef de poste et de la police à Mweso (dans la chefferie de Bashali, à Masisi) ont aussi été incendiés par une population prétendument manipulée par le M23.

3. L’ENJEU DE L’INFILTRATION DE LA GOUVERNANCE LOCALE DERRIÈRE LES ACTIONS DU M23

L’accès au pouvoir est essentiel pour obtenir et conserver des terres. En effet, la jouissance des terres est réglementée à la fois par le droit écrit et le droit coutumier. (Voir aussi section 1.3 pour la dualité de la loi foncière.) Pour le droit écrit, il s’agit de différentes autorités politico-administratives qui ont des compétences pour accorder des terres, et des services « techniques » chargés d’accorder au nom de l’Etat des titres fonciers. En ce qui concerne le droit coutumier, le chef coutumier est considéré comme le gardien de la terre qui peut en accorder la jouissance à ses administrés, suivant le paiement de redevances variant selon les différentes coutumes.
«Kubusha Mwami, Buthaka bunabusha», est un proverbe de la langue Kihunde qui signifie «Il n’y a pas de Mwami sans terre». En outre, le contrôle du pouvoir, en particulier le pouvoir coutumier, peut également accroître la légitimité d’une communauté. Dans le territoire de Masisi, par exemple, les Hutus et les Tutsis n’occupent pas des positions coutumières régnantes. Cette situation est source de problèmes récurrents (notamment d’exclusion par des tribus autochtones comme les Hundes), de stéréotypes, et parfois de conflits interethniques.
C’est au regard de ces pouvoirs importants des autorités locales (et coutumières) — pour la gestion de la terre et la reconnaissance de la légitimité d’une communauté — que le contrôle des pouvoirs est devenu l’un des enjeux importants de la guerre du M23 « version 2 ».
La mainmise du pouvoir dans les zones occupées se fait, d’une part, par l’affaiblissement des pouvoirs coutumiers, et d’autre part, par la nomination des nouvelles autorités administratives obéissantes. L’affaiblissement des pouvoirs coutumiers se fait selon plusieurs stratégies, aussi bien à Masisi qu’à Rutshuru. Il s’agit d’abord de forcer les chefs coutumiers d’abandonner les entités coutumières qu’ils gèrent, par exemple en créant de l’insécurité. Dans la chefferie de Bwisha (territoire de Rutshuru), la plupart des chefs coutumiers ont fui les attaques des M23 depuis mars 2022, y compris le chef de chefferie Jean-Baptiste Ndeze Rekaturebe, ainsi que plusieurs chefs des groupements. Ou encore, le déplacement forcé des populations, le chef coutumier se trouvant sans sujets. Dans certaines autres situations les chefs coutumiers sont obligés de cohabiter avec les membres du M23, lorsqu’ils se trouvent coincés dans des zones sous leur influence. Une autre stratégie est la déstabilisation du règne d’un chef coutumier légitime, en créant et en entretenant des conflits coutumiers dans les zones qu’ils occupent.
Depuis avril 2022, le M23 a commencé à mettre progressivement en place une administration parallèle. Le mouvement a nommé des personnes à la tête des entités qu’il contrôle sur base des considérations d’ordre ethnique (issues de la communauté Tutsi), ou des personnes d’autres ethnies mais en faveur de leurs idéaux — notamment ceux ayant des liens étroits avec l’ancien-CNDP ou le M23. Souvent, il nomme des personnes avec des nouvelles dénominations qui n’existent pas dans les différentes lois sur les entités territoriales déconcentrées et décentralisées, comme par exemple «chef de localité» ou «président du comité de paix, sécurité et développement» à la place des chefs de groupement. Par exemple, à Kiwanja et Kitshanga ces «comités de paix, sécurité et développement» ont été établis par le M23, avec comme président respectivement Mutudi Rukera Bienfait (Kiwanja) et Mangunga Kibandja Patient (Kitshanga). Le M23 a également étendu son contrôle local par l’installation des différents responsables et comités locaux (dans des marchés ou pour la résolution des litiges). Le M23 a aussi installé des dignitaires locaux et des Nyumba kumi (des chefs responsables pour 10 maisons), par exemple dans le village de Kitovu. Ces Nyumba kumi doivent rapporter régulièrement à la hiérarchie.
Le remplacement des chefs coutumiers et administratifs n’est pas un phénomène nouveau.
Déjà à l’époque du RCD, c’était une pratique très courante et répandue dans le territoire de Masisi.
Pendant le règne du chef intérimaire (nommé par le RCD) de la chefferie des Bashali, Monsieur Kapenda Muhima (voir encadré «Le cas de Kapenda Muhima à Bashali», section 1.2.2.2), plusieurs chefs locaux avaient été révoqués, suspendus ou remplacés par d’autres. L’historien Nkuba Kahombo donne une longue liste des chefs de localité qui ont été victimes de cette pratique.
Un des répondants avertit que ces stratégies d’affaiblissement du pouvoir coutumier — comme les nominations alternatives et le remplacement des autorités locales — pourraient conduire à de nouveaux conflits et aggraver ainsi le cycle de la violence, même après la fin de cette guerre.
Cependant, l’affaiblissement des pouvoirs coutumiers n’est pas nouveau, et existait déjà avant la guerre actuelle du M23, à cause des conflits armés, du déclin de l’autorité coutumière auprès des jeunes générations et des lois qui sapent le pouvoir traditionnel.
À ce propos, comme expliqué dans la section 1.2.2.2, plusieurs lois des années 1970 ont reformé la propriété foncière. En faisant de l’état Congolais le seul propriétaire des terres, ces lois ont affaibli le rôle des chefs coutumiers dans la gestion des terres. Elles ont ainsi permis à d’autres communautés, notamment les Banyarwanda mais aussi des Nande, d’acheter des terres. Du fait de l’acquisition de terres à la faveur de ces lois, ces nouveaux propriétaires ont progressivement refusé de payer les redevances coutumières. Par ailleurs, ils se donnent le droit de vendre ces terres à qui ils veulent, au grand mécontentement des Bahunde et de leurs chefs.
Un fermier de la communauté Tutsi à Kitshanga a déclaré: «Nous avons obtenu des titres fonciers qui nous accordaient tous les droits sur ces terres. Les chefs locaux Hunde souhaitent souvent demander des redevances que nous ne savons pas payer, parce qu’il y a aussi des exigences de l’Etat que nous payons. Mais nous ne savons pas payer l’Etat et les chefs».
Enfin, le pouvoir des chefs locaux est encore affaibli par l’insécurité généralisée liée pas seulement à l’insurrection du M23, mais aussi par la montée des «Wazalendo», une nouvelle coalition de groupes armés Maï-Maï, dont l’objectif est de lutter contre le M23. Beaucoup de ces groupes «Wazalendo» sont des milices Hutus (les Nyatura, par exemple). Leur renforcement consolide également la position des communautés Hutus et rend plus difficile l’exercice du pouvoir par les chefs traditionnels. Selon les mots d’un chef local: «Même si le M23 prend fin, la question des Hutus demeure».

4. L’ENJEU DE GÉNÉRATION DES RECETTES DU M23

Le maintien d’une rébellion de la taille du M23, qui contrôle de vastes territoires, nécessite des supports importants, tant sur le plan humain que matériel. Les sources de soutien du M23 sont diverses, à la fois interne et externe à la RDC. Le principal appui extérieur vient de l’armée rwandaise (RDF). Les membres du M23 prétendent eux qu’ils bénéficient surtout du soutien financier des réfugiés Tutsis.
Sur le plan interne, on distingue différentes formes de revenus du M23 sur le sol congolais: les taxes de transit, c’est à dire le droit de passage imposé aux barrières routières et postes frontaliers; les impôts sur les activités des entreprises et sur les ménages; les impôts sur l’agriculture et l’appropriation des produits agricoles; le travail forcé de la population locale; l’exploitation illégale des ressources naturelles et les contributions de personnalités importantes.
Le M23 a développé une administration parallèle, qui prélève des impôts sur les civils et les acteurs économiques comme des bars, cafeterias et boutiques. A titre d’illustration, un leader communautaire de Kitshanga (Masisi) confirme que: «Dans la cité de Kitshanga, chaque tenancier de cabaret, cafétéria, salon de coiffure, charge téléphone, petit commerçant, paie 1 000 francs congolais (FC) [0,5 US$] par jour chacun». Ou encore, un fonctionnaire de Bambu: «A Kitshanga, […] les M23 font payer 50 000 FC par boutique pour une durée de trois mois».
L’M23 a aussi systématiquement utilisé des civils pour effectuer du travail forcé, notamment pour le transport des munitions et des biens pillés ou pour effectuer des travaux communautaires (salongo), comme la maintenance des routes et des parcelles adjacentes aux bureaux administratifs et aux centres de santé.
La non-participation aux travaux Salongo a des conséquences et est punie d’une amende. À la fin du travail, chacun reçoit un jeton qu’il doit garder. Celui qui n’a pas ce jeton, il est arrêté et obligé de payer 20 US$ pour sa libération. Il existe aussi des punitions physiques.
Le M23 taxe l’accès aux terres. Cette taxe s’accompagne régulièrement de la délivrance d’un jeton que les agriculteurs doivent garder comme preuve de paiement à chaque barrière. Le M23 impose aux agriculteurs d’autres taxes à payer à ses barrages routiers. Un enquêté a affirmé que des propriétaires des champs doivent payer jusqu’à 10 mesures de haricots ou de maïs lors de la récolte. Dix mesures de haricots peuvent peser entre 12 et 15 kilogrammes, tandis qu’un kilo de haricots coûte entre 3 000 et 3 500 FC à Goma.
Le M23 est aussi impliqué dans l’exploitation illégale des ressources naturelles du Parc National des Virunga (PNVi). En juillet 2023, une correspondance d’un consortium de 14 organisations de la société civile adressée au chef de l’État accusait le M23 de braconnage, de carbonisation (production de charbon de bois, Makala), ainsi que de trafiquer du bois, du charbon de bois et des jeunes primates. Par exemple, le M23 perçoit de 10 à 30 US$ par four de production de Makala dans le PNVi vers Tebero (entre Kilolirwe et Burungu, dans le territoire de Masisi). A Mabenga (Rutshuru), des citoyens ougandais protégés par les éléments du M23 utiliseraient des tronçonneuses pour l’exploitation de bois, et exporteraient les planches en contrebande vers l’Ouganda.
Certains membres influents de la communauté Tutsi (comme des grands éleveurs et des acteurs politiques) contribueraient (volontairement ou non) au mouvement. L’une des personnes interrogées a fait référence aux grands concessionnaires, qui ont reçu leurs parcelles au territoire de Bashali sous le règne du RCD (voir en haut).

4.1. Etude de cas sur les barrières routières

Le contrôle des routes constitue un enjeu stratégique non-négligeable pour des raisons militaires évidentes, mais aussi pour le financement de tous les groupes armés, y compris le M23.
Tout comme en 2012, le M23 a largement progressé en 2022 le long des routes principales et a cherché à occuper les carrefours, ponts et pôles commerciaux clés du Nord-Kivu. En octobre 2022, il a occupé des postes frontières comme ceux de Kitagoma et Bunagana, et en 2023, le groupe occupait des centres commerciaux aussi cruciaux que Kilolirwe, Kitshanga et Mushaki. Nous examinerons ci-dessous des exemples de barrières sur des axes routiers.
En premier lieu, il y a le poste-frontière de Bunagana, à la frontière avec l’Ouganda, que le M23 occupe depuis le 22 juin 2022. Le groupe d’experts de l’ONU estimait en 2022 que le groupe continuait de gagner environ 27 000 US$ par mois, uniquement grâce aux taxes de transit imposées aux piétons qui traversaient la frontière avec des marchandises.
Le M23 tire profit aussi de la taxation du commerce sur plusieurs axes routiers intérieurs situés dans la province du Nord Kivu, notamment les routes Bunagana-Kiwanja-Rutshuru (dans le territoire de Rutshuru) et Sake-Kilolirwe-Kitshanga (dans le territoire de Masisi).
Sur la route qui relie Kiwanja à Bunagana (en territoire de Rutshuru), le M23 impose des taxes qui varient entre 320 et 700 US$ pour les camions, et entre 10 000 et 15 000 FC pour les motos, par passage. Les éléments du M23 qui tiennent ces barrières livrent des reçus. Un commerçant de Kiwanja a rapporté que les conducteurs de motos et de trottinettes qui vont de Bunagana à Rutshuru reçoivent une quittance à Bunagana qu’ils doivent montrer au barrage du M23 à Tshengerero. En revanche, le véhicule qui arrive de Rutshuru s’acquitte à Tshengerero, et c’est à Bunagana qu’il reçoit la quittance.
Sur l’axe Kitshanga-Kilolirwe-Sake (territoire de Masisi), le M23 a également établi des barrières routières. A la barrière de Burungu, chaque véhicule (souvent appelé Fuso, en référence à la marque des camions) en route pour Sake paie entre 300 et 700 US$ par passage, et une moto qui transporte un colis paie entre 5 000 et 10 000 FC. L’administration du M23 délivre des jetons et quittances aux conducteurs des véhicules et des motos. A la barrière de Kilolirwe, le M23 vérifie et retire la quittance. Selon plusieurs transporteurs, au moins 30 gros véhicules et 10 petits véhicules (Fuso) passent par l’axe Sake-Kitshanga chaque semaine et donc à la barrière de Burungu. De plus, au moins 100 motos traversent cette zone chaque jour. Cela représente un revenu en taxes estimé à au moins 69 500 US$ par mois.
Lors de la prise et de l’occupation de la cité de Mushaki (sur la route entre Sake et Masisi) par les éléments du M23, ces derniers ont institué une «taxe sur le lait frais». Pour un petit bidon de 5 litres de lait, un commerçant est tenu de payer la somme de 1 000 FC (soit 0,5 US$) aux barrages routiers du M23 lorsqu’il sort de la ville.
Les barrières routières servent aussi pour la taxation de produits agricoles. Par exemple à Kahunga, localité non loin de Kiwanja (en direction de Kanyabayonga), il y a une position militaire maintenant occupée par le M23. Comme le faisaient les militaires FARDC auparavant, le M23 impose systématiquement des prélèvements en nature aux agriculteurs revenant de leurs champs le soir après le travail. Chaque cultivateur muni de colis paie selon la quantité et la qualité d’après les modalités suivantes:
– 2 000 FC par sac de haricots, de maïs ou de charbon;
– 1 000 FC par colis de bois de chauffage;
– 10 000 FC par colis de boisson locale;

5. CONCLUSION

En se basant sur des entretiens avec les habitants ruraux du Nord-Kivu, ce rapport montre que la résurgence du M23 est perçue comme reposant en grande partie sur des objectifs d’accès à la terre et de contrôle du pouvoir dans la province. Les enquêtés inscrivent cette situation dans une dimension historique remontant au lendemain de l’accession de la RDC à l’indépendance, particulièrement avec la guerre dite de « Kanyarwanda » ayant opposé les Hutus et Tutsis aux autres tribus de la province du Nord-Kivu. A l’époque, cette guerre était déjà fondée sur des revendications liées à la terre et au contrôle du pouvoir: les Banyarwanda (Hutus et Tutsis) étant considérés comme des immigrés («non-autochtone»), leur accès aux terres a toujours été difficile. La crise actuelle du M23, ainsi que les guerres de ces prédécesseurs de la RCD et CNDP, est perçue comme un prolongement d’une guerre fondée sur les objectifs d’occuper les terres et de fragiliser le pouvoir, en particulier le pouvoir coutumier.
Aux tensions historiques autour de l’accès aux terres, s’ajoute un problème de gouvernance. L’État ne parvient pas à garantir les droits des usagers des terres à cause des problèmes liés à la législation sur la propriété et à son application. De plus, il existe une discrimination à l’égard des communautés qualifiées de «non-autochtones» par des pouvoirs coutumiers, en ce qui concerne la jouissance des terres. Étant donné que l’État ne protège pas suffisamment la propriété foncière et n’est pas en mesure de maîtriser les acteurs armés au Nord-Kivu, cela renforce la croyance auprès des propriétaires terriens selon laquelle le seul moyen de défendre cette propriété est de faire appel aux acteurs armés. Ainsi les enquêtés considèrent que les conquêtes du M23 sont motivées par l’accaparement des terres et du pouvoir local.
Le contrôle de la terre voulu par le M23 ne peut être pleinement assuré que s’il y a contrôle du pouvoir. C’est pourquoi le M23 a instauré une administration dans les territoires qu’il occupe. Dans sa stratégie, il a affaibli les pouvoirs coutumiers de ces zones, en obligeant les chefs coutumiers à abandonner leurs entités, en provoquant des conflits entre les membres des familles régnantes, ou encore en créant de nouveaux postes qui n’existaient pas dans l’administration territoriale de la RDC. A partir des nominations faites par le M23, ce mouvement serait en train de préparer le terrain à d’autres conflits coutumiers. Ces stratégies constituent une bombe à retardement et pourront avoir des conséquences dévastatrices bien après cette guerre.
Le contexte régional ne fait qu’attiser ces tensions. Les intérêts économiques des pays voisins du Congo et l’ingérence militaire, principalement du Rwanda, agitent le peuple congolais et ses dirigeants. Ainsi des discours haineux et xénophobes ont beaucoup proliféré, considérant les Rwandophones, y compris les Tutsis et les Banyamulenge, comme des groupes ethniques étrangers.
Le M23 utilise ces propos pour justifier son combat contre un «génocide imminent» visant la population Tutsi, pour ainsi légitimer son expansion territoriale. Cependant, cette soi-disant protection des communautés Tutsis a plutôt l’effet inverse, car elle alimente en retour la résurgence d’autres groupes armés et de conflits ethniques. L’impact sur la sécurité dépasse les territoires actuellement occupés par le M23. Cette crise a ravivé une multitude de groupes armés locaux regroupés sous la nomination «Wazalendo» qui s’opposent au M23.
Enfin, le Gouvernement congolais a préféré jouer la carte militaire plutôt que diplomatique, pour répondre à l’expansion du M23. En raison de la force limitée de l’armée congolaise, le gouvernement collabore avec des groupes armés locaux réunis sous l’appellation « Wazalendo » dans la lutte contre le M23. Cette stratégie conduit à la prolifération des groupes armés et à «une milicianisation de la gouvernance locale».