Congo Actualité n. 463

MOBILITÉ DES HUTU EN ITURI: ENTRE ACCEPTATION ET MÉFIANCE

Pole Institute – Octobre 2020[1]

SOMMAIRE

1. CHAPITRE 1: Mobilité des populations en RD Congo et des Hutu en Ituri
1.1. Province de l’Ituri: géographie, population et ressources naturelles
1.2. Accès aux ressources, conflits et violences
1.3. Mobilités des populations, configuration ethnographique et conflits en Ituri
1.3.1. Migrations anciennes et peuplement de l’Ituri: aux origines des conflits actuels
1.3.2. Conflits violents et ethnicités en Ituri
1.4. Migrations récentes et conflictualités
2. CHAPITRE 2: Facteurs de mobilité et d’intégration de Hutu en Ituri
2.1. Arrivée et zones d’installation des Hutu en Ituri
2.2. Facteurs de déplacement des populations hutu vers l’Ituri
2.2.1. La recherche de l’espace vital: des terres fertiles pour la survie
2.2.2. Perceptions des autochtones sur les facteurs de déplacement des Hutu en Ituri
2.2.3. Trajectoire migratoire et mécanismes d’installation des Hutu en Ituri: facilités et obstacles

1. CHAPITRE 1: Mobilité des populations en RD Congo et des Hutu en Ituri

1.1. Province de l’Ituri: géographie, population et ressources naturelles

La province de l’Ituri est située au nord-est de la Rd Congo. Elle partage sa frontière orientale avec deux états, l’Ouganda, à travers le lac Albert, et le Soudan du Sud, plus au nord. A sa frontière méridionale, la province est bordée par le Nord-Kivu, à l’ouest par la province de Tshopo et au nord celle du Haut-Uélé. L’Ituri occupe une superficie de 65.658 km2 et sa population est estimée à 5.611.925 habitants, soit une densité moyenne de 85 habitants au km2.
Son chef-lieu est la ville de Bunia, en territoire d’Irumu. Ce dernier a une superficie de 8.730 km2. Les autres quatre territoires et leurs superficies sont: Aru (6.740 km2), Djugu (8.184 km2), Mahagi (5.221 km2) et Mambasa (36.783 km2). La densité moyenne de la population, de 85 hab./km2, est peu représentative de l’ensemble, car certains territoires sont densément peuplés, alors qu’une partie importante de la province est occupée par la forêt tropicale.
La densité de la population est la plus élevée à Mahagi, où dans certaines zones rurales, elle serait supérieure à 500 habitants au km2, suivi par Djugu. Ces zones très peuplées sont marquées par une diversité de conflits fonciers. La densité est moins élevée en territoire d’Irumu, à cause du pastoralisme qui y est largement pratiqué. Mambasa est le territoire le moins peuplé avec une densité moyenne d’environ 6 hab./km2, car il est principalement constitué par la forêt tropicale.
La province de l’Ituri renferme des potentialités économiques considérables, en particulier en ce qui concerne l’agriculture, l’élevage, la pêche et le bois. Elle dispose aussi de minerais, dont l’or est le plus anciennement exploité. La province pourrait receler des réserves de pétrole, dont les blocs ont été déjà délimités tout près du lac Albert dans lequel d’importants réservoirs ont été découverts du côté ougandais. L’exploitation de ces ressources et leur commercialisation attisent plusieurs convoitises internes et externes et, au cours des conflits récurrents, ont permis de tisser de nouveaux liens économiques dans la région et d’orienter l’économie de l’Ituri vers ses voisins à l’est, plus spécifiquement vers l’Ouganda, en particulier en ce qui concerne le commerce de l’or et du bois.
La population d’Ituri comprend principalement dix ethnies, dont les groupes majoritaires sont les Alur (27%), principalement concentrés dans Mahagi, les Lendu (24 %) et les Hema (18 %) dans les territoires d’Irumu et Djugu, et les Lugbara (12%) dans le territoire d’Aru.
En plus de ces ethnies considérées comme autochtones, car arrivées avant la colonisation, le territoire de la province de l’Ituri a accueilli des immigrés au cours des dernières décennies. Ils comprennent quatre groupes importants:
– Les arabisés venus de la province de Maniema vers 1915, regroupés aujourd’hui dans la chefferie de Mambasa.
– Les Nande venus de la province du Nord Kivu, installés dans leurs groupements Makeke, Mambembe, Bila/Teturi et Bakaïko, dans la chefferie des Babila/Babombi, depuis les années 1930. Actuellement, ils gagnent aussi les chefferies de Mambasa, Bombo, Bandaka, Babila/Bakwanza et Walese Karo.
– Les Babudu, du territoire de Wamba, se sont établis il y a plus de 40 ans dans les chefferies de Bandaka et de Bombo.
– Le quatrième groupe arrivé plus récemment, est constitué par des Hutu, aussi appelés «Banyabwisha», dont le mouvement se trouve au centre de cette recherche.

1.2. Accès aux ressources, conflits et violences

Les fortes densités de population dans certains territoires sont à la base de plusieurs types de conflits fonciers qui sapent la paix et la cohésion sociales.
Une enquête menée sur l’ensemble du territoire par Human Right Centre a identifié les types de conflits fonciers suivants:
– la remise en cause des limites entre les différentes entités (collectivités, groupements et localités) après les années de guerre;
– la migration massive des sujets d’une collectivité vers une collectivité voisine, en refusant de se soumettre aux autorités de cette collectivité;
– la remise en cause et l’envahissement des concessions par la population;
– la remise en cause et l’occupation par la population des pâturages collectifs octroyés aux éleveurs par l’entremise du Bureau du Projet Ituri (BPI);
– le refus aux éleveurs de retourner avec les bêtes dans les collectivités où ils habitaient avant le déclenchement de violences intercommunautaires.
D’autres types de conflits fonciers ont été identifiés par une autre recherche et peuvent recouper les précédents. Il s’agit notamment, par ordre décroissant, de conflits entre voisins ou avec le propriétaire ou la municipalité, de terres vendues sans autorisation de la personne habilitée et de parcelles utilisées de façon illégale ou de litiges avec des retournés. Les chefs locaux ainsi que les agents gouvernementaux sont souvent impliqués dans la vente illégale de propriétés foncières ou de droits d’usage. Selon cette étude plus de 60% de la population considérait les conflits fonciers comme étant le principal combustible des conflits récurrents qui déchirent la province.
Faute de structures locales et étatiques efficaces, crédibles, capables d’arbitrer dans ces conflits fonciers, ceux-ci ont des conséquences de nature à compromettre la cohésion sociale dans la région. Ces conflits entrainent notamment des tensions intercommunautaires liées à l’exploitation, par les populations présentes sur le terrain, des boisements, des champs et autres biens.
A une certaine période, ces litiges fonciers ont même encouragé le soutien tacite des communautés à leurs milices pour les protéger en cas de reprise des violences, avec comme conséquence le maintien d’une insécurité permanente, liée à la présence de poches résiduelles de milices et à la circulation des armes dans les communautés. Comme ailleurs en RD Congo, le lien entre la géographie des milices et des ressources est très étroit.
L’accès aux ressources naturelles est généralement contrôlé par des réseaux politiques dominants qui se retrouvent renforcés et leur permet de maintenir une position dominante. La lutte pour l’accès et le contrôle des ressources est un facteur constant des dynamiques politiques et militaires locales et étroitement lié à l’accès au foncier.

1.3. Mobilités des populations, configuration ethnographique et conflits en Ituri

1.3.1. Migrations anciennes et peuplement de l’Ituri: aux origines des conflits actuels

Les premiers habitants de l’Ituri auraient été les pygmées Mbuti.
Au XVIème siècle, les Banyali, les Bira et d’autres ethnies seraient également arrivées en Ituri depuis le territoire constitué aujourd’hui par l’Ouganda. Ils se sont installés dans les régions situées au sud et à l’ouest du lac Albert, ce qui correspond aujourd’hui aux territoires d’Irumu et de Djugu.
Presque à la même époque, d’autres groupes, dont les Lendu, seraient arrivés du territoire constitué de ce qui est aujourd’hui le Soudan du Sud. Certains Lendu, également connus sous le nom de Bbale, s’implantèrent dans la partie septentrionale de l’Ituri, précisément dans les territoires de Mahagi et de Djugu, tandis que d’autres, désormais plus connus sous le nom de Ngiti, s’installèrent plus au sud à proximité du village de Getty. Traditionnellement, les Lendu pratiquaient l’agriculture, mais ils se procurèrent progressivement du bétail auprès des éleveurs hema venus s’implanter dans leur proximité.
Au XVIIIème siècle, deux autres groupes constitués de Hema auraient commencé leur migration vers l’Ituri, à partir du royaume du Bunyoro, situé en Ouganda. Certains Hema s’installèrent à l’ouest du lac Albert et furent alors désignés sous le nom de Gegere, ou Hema du Nord. Les Gegere établirent une domination politique et économique sur les Lendu déjà présents dans la région. Pour renforcer la cohésion avec les Lendu, les Gegere adoptèrent la langue Lendu et favorisèrent des mariages avec des femmes Lendu. Ils adoptèrent également pour leurs habitations une architecture basée sur le modèle Lendu et se mirent à pratiquer l’agriculture comme les Lendu, en assimilant les techniques des Lendu. Enfin, ils adoptèrent même certains principes matriarcaux des Lendu.
Presque simultanément, d’autres Hema s’installèrent à l’ouest et au sud ouest du lac Albert, dans ce qui constitue actuellement le territoire d’Irumu. Là, les Hema imposèrent leur domination sur les populations Lendu (Ngiti), en conservant leur culture et leur langue, le kihema.
De manière générale, les Hema du Sud étaient des éleveurs qui entretenaient des relations commerciales avec des agriculteurs, mais au fil du temps, les Ngiti se mirent eux-aussi à acquérir du bétail et devinrent d’importants pasteurs, faisant ainsi disparaître toute distinction manifeste entre les activités pastorales et agricoles des Hema et des Ngiti. En outre, les Hema du sud de l’Ituri étaient des nomades, leur pouvoir décentralisé se répartissant entre au moins sept groupes ou clans.
Lorsque les autorités coloniales belges prirent le contrôle du sud de l’Ituri à la fin du XIXème siècle, la domination hema avait considérablement décliné; les Ngiti étaient politiquement et économiquement indépendants des Hema et des autres tribus du sud de l’Ituri.
L’autre groupe de migrants vers l’Ituri au XVIIIème siècle fut celui des Alur, qui arrivèrent en même temps que les Luo depuis ce qui constitue aujourd’hui le Soudan du Sud. Les Alur s’installèrent dans les savanes situées au nord-ouest et au nord du lac Albert, dans une zone à cheval de la frontière ougando-congolaise actuelle. Tout comme les Hema, les Alur imposèrent leur domination politique et économique sur les Lendu en Ituri du Nord, dans les territoires actuels de Mahagi et Nord-Djugu.
Ce sont ces quatre groupes de migrants qui sont devenus des autochtones en Ituri qui peuplent actuellement à un peu plus de 80 %. Il s’agit des Alur, des Lendu, des Hema et des Lugbara.

1.3.2. Conflits violents et ethnicités en Ituri

De manière convergente, de nombreux autochtones font remonter les origines des conflits aux interventions étrangères qui se sont exercées dans la région, depuis l’expédition de Stanley jusqu’à la colonisation belge. Ces différentes interventions ont agi sur des luttes locales pour le contrôle du pouvoir politique et économique.
En mission de préparation de l’entreprise coloniale pour Léopold II, lorsque Henry Morton Stanley atteignit l’Ituri, il entra en contact avec des Hema et des Lendu Ngiti. Il décrit la bienveillance et l’assistance dont il bénéficia de la part des Hema et l’hostilité qu’il rencontra chez les Ngiti. Stanley vanta les qualités physiques et morales des Hema et déplora la rudesse et la violence des Ngiti.
Les perceptions de Stanley véhiculées à travers ses écrits eurent un énorme retentissement qui marqua plus tard la politique coloniale. Elle utilisa ce schéma basé sur des considérations raciales classant les Hema dans une échelle supérieure et les Lendu plus bas. C’est ainsi que dans cette région, la colonisation favorisa les Hema dans toutes les activités politiques et économiques, de même que pour l’accès aux ressources et à l’enseignement. Ces avantages permirent la constitution d’une élite hema apte à tirer profit des opportunités qui s’offraient avant et après l’indépendance. Par ces politiques de diviser pour mieux exploiter, l’entreprise coloniale accentua les inégalités et les tensions latentes entre les communautés Hema et Lendu et renforça grandement les stéréotypes basés sur les complexes d’infériorité et de supériorité qui ont été assimilés dans les deux communautés.
Avec l’indépendance, le déclin de l’exploitation industrielle de l’or en Ituri mit l’agriculture au premier plan et entraîna des tensions sociales et économiques. Les élites hema, bien formées et bénéficiant de réseaux de relations, acquirent de grandes fermes et des grandes plantations dans des zones lendu, ce qui renforça les rancœurs et les frustrations des élites de cette communauté.
Immédiatement après l’indépendance, l’accès à la propriété foncière devint un élément central de convoitise entre les élites politiques et économiques locales. La redistribution des concessions accordées aux colons en Ituri fut l’objet d’une compétition impitoyable entre élites. Après une série de décisions, d’abord d’abrogation des titres, puis d’exigences de nouveaux titres, toutes les propriétés incluant fermes, ranchs, plantations, concessions, entreprises commerciales et agences immobilières furent nationalisées.
La réaffectation des biens et des droits sous le régime Mobutu bénéficia largement à l’élite hema, grâce à leurs solides réseaux d’amitié et d’affaires, ce qui contribua à renforcer les frustrations des Lendu et cristallisa les clivages entre Lendu et Hema.
Au milieu des années 1970, un mouvement d’émancipation lendu fut créé pour protester contre la domination économique des Hema, en particulier l’acquisition de vastes concessions dans les zones lendu. Cependant ce mouvement politique, dénommé Parti de Libération des Walendu (PLW), dégénéra assez rapidement en une milice anti hema prônant la violence. Des heurts eurent lieu entre les deux groupes et prirent fin suite à un accord de pacte de réconciliation entre les communautés Lendu et Hema.
La décennie 1990 marquée par la transition politique vit la cristallisation des clivages entre Hema et Lendu et la création d’associations culturelles pour la défense des droits de chaque communauté. Les Lendu avaient fondé leur Association Culturelle pour la Libération des opprimés et rejetés de l’Ituri (ACL, appelée localement Libération de la Race Opprimée en Ituri «LORI»), tandis que les Hema avaient aussi créé la leur dénommée Association Culturelle de la Communauté Hema (ENTE).
Entre les deux communautés, le principal point discorde était les conflits fonciers auxquels est venu se greffer un problème de limites de collectivités, datant de 1910, entre Bahema du sud et Walendu Ngiti, se disputant l’autorité sur trois villages (Nombe, Lakpa et Lagabo) à leurs collectivités. Les revendications des Walendu sur ces trois villages furent réprimées au moins à deux reprises sous le pouvoir de Mobutu, mais finalement un accord fut signé entre les deux parties. Suite à cet accord, un référendum fut organisé et les populations concernées choisirent de se mettre sous l’autorité des Walendu Bindi. Cet accord de paix fut signé le 18 juillet 1993. L’accord comprenait également l’abandon des réclamations des droits de Walendu Bindi sur les rivages du lac Albert dans la collectivité de Bahema Sud. Cet accord ne fut pas mis en application en raison de l’instabilité politique liée à cette période de transition.
Au moment où la guerre éclate en RD Congo à partir de 1996, les conflits non résolus liés au contrôle des ressources, aux droits fonciers et aux limites des collectivités constituent le terreau de la violence qui va alimenter les confrontations identitaires. Mais de manière plus large, la reproduction et la permanence de la violence en Ituri sont la résultante de l’exploitation, par des acteurs locaux et régionaux, d’un conflit politique local profondément enraciné autour de l’accès à la terre, aux ressources économiques disponibles et au pouvoir politique. La guerre a été utilisée par ces acteurs comme un moyen de réorganiser l’espace social, économique et politique local et de contrôler la mobilité à l’intérieur et entre ces espaces. La conséquence de cette violence instrumentalisée est une lutte entre ces différents réseaux de contrôle, qui unissent les seigneurs de guerre locaux à leurs parrains intérieurs et extérieurs et qui ont abouti au développement de nouvelles stratégies de régulation socio-économique et même politique.
Le désordre, l’insécurité et l’état général de l’impunité ont encouragé la formation de réseaux nouveaux et militarisés pour l’extraction et l’accumulation des bénéfices économiques, en référence à l’identité ethnique comme étant partie intégrante et centrale des stratégies de contrôle et de résistance. L’épicentre de la première guerre en Ituri a été le territoire de Djugu, où les populations hema et lendu étaient entremêlés avec une accumulation de tensions basée sur des conflits fonciers non résolus depuis de nombreuses années.
À partir de 1999, la guerre pour l’accès aux ressources s’est transformée en une guerre des terroirs et des marchés, voire en guerre des routes pour l’accès aux marchés. Ainsi, chaque groupe armé s’est assuré le contrôle d’une ou plusieurs mines d’or. Les différents sites ont fait l’objet de confrontations entre plusieurs groupes armés voulant s’en assurer le contrôle. Il en a été de même pour le contrôle de la pêche du Lac Albert, lac réputé très poissonneux ainsi que le contrôle de plusieurs axes commerciaux. Par exemple, l’accès à la route conduisant à la place commerciale de Béni au Nord-Kivu a été âprement disputée en 2002 entre Hema et Lendu.
Dans ce jeu d’influences et de contrôle des ressources, des Nande traditionnellement concurrents des Hema en affaires ont logiquement soutenu les groupes lendu. Ces rivalités commerciales ont dégénéré en opérations d’épurations ethniques à l’égard des Nande, puis à l’égard de tout ce qui était considéré comme étrangers aux zones en question. Ce sont ces rivalités commerciales qui ont donné une dimension régionale au conflit en Ituri, d’abord en dépassant les limites de cet ancien district, avec l’implication des Nande, par le canal de l’APC, un groupe armé du Nord-Kivu qui prêtait main forte aux Lendu, afin de contrôler le Sud de l’Ituri au bénéfice des Nande.
En bref, la guerre en Ituri implique au moins trois conflictualités: foncière, commerciale et politique, ainsi que les élites des principales ethnies de ce territoire pour l’accès et le contrôle des ressources.
Si l’opération Artémis et des poursuites pénales internationales ont fin au conflit violent qui a ravagé l’Ituri entre 1999 et 2003, des violences graves ont repris en décembre 2017.
De nouveau, ces violences ont opposé essentiellement des groupes des communautés lendu et hema.
Selon un rapport des Nations Unies, les atrocités commises lors de cette guerre depuis décembre 2017, «pourraient présenter des éléments constitutifs de crimes contre l’humanité» voire de «crime de génocide». La grande majorité des victimes aurait été visée en raison de leur appartenance à la communauté hema. Au moins 402 membres de cette communauté auraient été tués entre décembre 2017 et septembre 2019.

Les principaux groupes armés en Ituri et leurs affiliations ethniques:
– UPC: Union des Patriotes Congolais. Groupe armé de Hema du Nord (encore appelés Gegere), dirigé par Thomas Lubanga. Ce groupe a fait l’objet d’une scission en 2003.
– PUSIC: Parti pour l’unité et la sauvegarde de l’intégrité du Congo. Groupe armé des Hema du Sud, dirigé par le chef Kahwa.
– FNI: Front des nationalistes intégrationnistes. Groupe armé de Lendu du Nord, dirigé par Njabu.
– FRPI: Front de résistance patriotique de l’Ituri. Groupe armé des Lendu méridionaux (aussi appelés Ngiti), dirigé successivement par de nombreux commandants.
– FAPC: Forces armées du peuple congolais. Groupe armé sans base ethnique, dirigé par le «commandant» Jérôme et situé au nord de l’Ituri.
– APC: Armée populaire congolaise. Branche armée du RCD/ML.
– FDPC: Forces populaires pour la démocratie au Congo. Groupe armé des Alur, dirigé par Thomas Ucala mais qui n’a jamais été opérationnel.
– CODECO: Coopérative pour le Développement du Congo. Une milice armée d’obédience lendu mais dont la paternité n’est pas assumée par les notables de cette communauté. Au départ elle était dirigée par Justin Ngudjolo, remplacé après sa mort, en mars 2020, par Olivier Ngabi Ngawi.
– URDPC: Union Révolutionnaire pour la Défense du Peuple Congolais – une sorte de prolongement de CODECO.

1.4. Migrations récentes et conflictualités

1.4.1. La migration nande

Certaines sources font remonter la migration des premiers Nande sous la colonisation aux environs des années 1930, leur lieu d’installation étant principalement dans le sud du territoire de Mambasa (Chefferie de Babombi). Là, ils cohabitent avec les Lesse, les Bilas, les Mbos, les Ndakas et les Pygmées (Twa).
Beaucoup plus tard, vers 2008, d’importants mouvements de Nande en provenance du Nord-Kivu ont eu lieu, composés de migrants économiques. Ceux-ci se sont essentiellement installés dans les chefferies de Walese Vonkutu (axe Luna – Komanda) et surtout Baniari Tchaby, où ils ont acquis de vastes étendues de terres, provoquant des conflits avec les communautés locales. Cette arrivée massive de migrants économiques, depuis 2008, soumet les chefferies à une forte pression de demandes de terres agricoles fertiles. Cette forte demande a entraîné et maintenu un boom du marché foncier, introduisant des modes d’acquisition des terres qui échappent au contrôle de l’administration locale et aux chefs terriens. Du coup ces transactions auraient dépouillé les chefferies de 85% de leurs terres communautaires, au profit de ces migrants Nande. Cette situation est à la base d’une tension latente entre les autochtones et les allogènes, comportant des risques de dégénérer en violences.
Cette arrivée massive de personnes déplacées a créé une nouvelle dynamique dans la zone avec une forte pression démographique et une compétition accrue pour l’accès à la terre et à d’autres ressources naturelles. Cette situation a contribué à instaurer un climat de méfiance et de tensions avec des risques de violence.
Les Nande sont fortement impliqués dans l’exploitation du bois et dans le commerce de l’or.
Le bois est exploité dans deux chefferies de la région, Walese Vonkutu et Banyari Tchabi. Cette activité a des conséquences sur l’évolution des conflits dans la région. Elle implique des conflits des limites entre les entités locales, étant donné que, souvent, les limites ne sont pas bien identifiées dans les forêts. Elle se fait aussi dans des circuits maffieux qui échappent au contrôle de l’Etat et des communautés locales qui, de ce fait, n’en bénéficient pas pour le développement de la région.
Enfin, l’exploitation intense conduit progressivement à la destruction de la forêt, ce qui représente un danger pour l’environnement et l’écosystème de la zone. De plus, cette activité provoque la perte progressive des moyens de subsistance traditionnels des pygmées.
Les Nande pratiquent aussi d’exploitation artisanale de l’or, surtout dans le territoire de Mambasa, qui abrite plusieurs sites miniers. Avec le temps ce type de négoce a acquis une dimension ethnique, car près de 90% des négociants opérant à Mambasa seraient des Nande. Ils ont investi dans ce négoce depuis plusieurs décennies à travers la migration des Nande vers Mambasa, avec une accélération depuis environ 20 ans suite aux conflits au Nord- Kivu. Ainsi, les Nande ont investi dans le secteur de l’or et ont développé d’importantes routes commerciales vers Beni et Butembo, vers l’Ouganda, capitalisant sur l’appartenance au même groupe ethnique que les Konjo, qui vivent dans les montagnes Rwenzori dans le sud-ouest de l’Ouganda, facilitant la mise en place de réseaux (de négoce) transfrontaliers.

1.4.2. La migration des Banyabwisha

Les déplacements massifs des populations à l’intérieur du Congo remontent à l’époque coloniale, où ils étaient organisés par la colonisation à des fins d’exploitation économique depuis la découverte du cuivre du Katanga et de l’or en Ituri au début du 20ème siècle. S’agissant de l’Ituri, c’est la région de Haut-Uelé qui constituait la réserve principale de la main d’œuvre pour les mines d’or et pour les nouvelles plantations agricoles.
Le recrutement massif des jeunes hommes valides dans le Haut-Uelé atteignit un seuil intenable pour la survie des communautés locales, ce qui poussa les investisseurs et les colons à envisager d’autres zones de recrutement dès 1936, en se tournant vers l’immigration organisée des Banyarwanda en Ituri. C’est ainsi que des milliers de travailleurs venus du Rwanda-Urundi furent recrutés pour travailler dans les mines d’or de l’Ituri.
C’est depuis la fin de la décennie 1990 qu’un nombre significatif et progressif de rwandophones hutu, se prévalant provenir du Nord Kivu et Sud Kivu (Masisi, Kalehe, etc.), a commencé à s’installer principalement dans les chefferies de Boga et Tchaby, en territoire d’Irumu, à la «recherche d’espaces de vie». Il se sont installés aussi dans les chefferies de Mitego et Walese Vonkutu. Généralement ceux-ci viennent individuellement, par familles, ou en petits groupes ou d’abord de manière exploratoire, avant de faire venir le reste de leur famille nucléaire ou élargie. Aujourd’hui, leur nombre n’est pas tout à fait connu, mais certaines sources l’évaluent à des dizaines de milliers de personnes. Le député de Beni Grégoire Kiro a affirmé qu’ils étaient entre 50 et 60 milles.
Ce mouvement continu fait que ces nouveaux arrivés y sont devenus de plus en plus nombreux et forts, au moins économiquement. En effet, une présence de migrants de cette importance provoque des inquiétudes grandissantes chez les autochtones, qui ont peur de voir cette communauté de déplacés leur ravir leurs droits ancestraux sur les terres et mêmes les droits politiques et économiques dans cette région.
Les problèmes posés par l’installation massive de ces populations sont multiples.
Ils ont en partie une dimension politique, spécialement en ce qui concerne la représentation politique à différents échelons du pays pour une communauté aussi importante.
L’autre dimension qui peut être extrêmement conflictuelle réside dans la gestion foncière où, chez les autochtones, la terre est une propriété collective, alors que, chez les allochtones, la terre, surtout celle acquise par achat et mise en valeur, est une propriété privée qu’on peut léguer à sa descendance. De plus, comme ailleurs en RDC, une compétition pour l’accès aux ressources naturelles dans la région est inévitable et est génératrice de tensions, susceptibles de déboucher sur des conflits violents. La concomitance de ces déplacements et de la perspective d’exploitation du pétrole dans la région, spécialement dans les zones proches du graben albertin en Ouganda, suscite beaucoup de spéculations et de suspicions, débouchant parfois à des hypothèses de théories du complot.
L’arrivée massive de migrants rwandophones hutu est aussi analysée par les autochtones à l’aune de l’histoire de la région, particulièrement par rapport à la présence et l’activisme de milices armées composées de combattants hutu rwandophones dans les Kivu et surtout d’origine rwandaise récente, dont des anciens interahamwe, formant notamment les Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR). En effet, la peur d’un agenda caché de ces déplacés à identité qualifiée de «douteuse» est sans cesse évoquée comme une sorte d’épée de Damoclès.
Toutefois, les nouveaux arrivants sont souvent crédités d’apports remarquables, surtout en termes de diversification de produits agricoles et d’accroissement de l’offre économique, à la satisfaction des consommateurs locaux et urbains.

2. CHAPITRE 2: Facteurs de mobilité et d’intégration de Hutu en Ituri

2.1. Arrivée et zones d’installation des Hutu en Ituri

Le déplacement de Hutu vers l’Ituri a vraisemblablement commencé par des mouvements isolés et individuels que certaines sources font remonter au cours de la décennie 1960. De ce fait, il était presque imperceptible par les communautés autochtones et bénéficiait de beaucoup de bienveillance de leur part. Puis le mouvement a connu une accélération limitée vers les années 1980, et un afflux massif à partir de 2008 avec une intensification entre 2012-2013, pendant la guerre menée par le Mouvement du 23 mars (M23). Cette variation d’intensité a modulé les sentiments d’accueil des populations locales. Plutôt chaleureux pour les premiers arrivés, encore peu nombreux, il s’est transformé en méfiance, puis en une sorte d’hostilité, au fur et à mesure que le nombre d’arrivants croissait.
Les migrants hutu se sont principalement installés dans la chefferie des Wanyali Tchabi (surtout à Malibongo, communauté réputée très accueillante à leur égard), en chefferie de Walesse Vukuntu (en particulier à Matete et à Zunguluka) et dans la chefferies des Bahema Mitego. Dans la chefferie des Bahema Boga, les déplacés hutu ne se sont installés que dans un seul groupement (Bulei), sur les quatre que compte cette chefferie et pratiquement dans un seul village, Malaya. Selon plusieurs sources, les Hutu ont rencontré une hostilité farouche dans la chefferie des Walendu Bindi (Ngiti), où leur installation n’a pas été possible.
Egalement, l’installation de déplacés hutu a été signalé à Walu chez les Babira et, en plus petit nombre, du côté de Berunda, dans la chefferie de Bahema Nord, à Djugu.
Les déplacés ont affirmé provenir principalement des provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu. Dans le premier cas, les territoires d’origine sont Masisi et Rutshuru, dans les chefferies des Bahunde, Masisi, Kisonja et Tchuyi et précisément des villages de Kishongo, Runyana, Kashunga,
Bishusha et Kibabi. Dans le second cas, les déplacés seraient originaires de Kalehe.

2.2. Facteurs de déplacement des populations hutu vers l’Ituri

Deux facteurs principaux ont été évoqués par les concernés. Le premier est la recherche de terres cultivables. Le second facteur est l’insécurité consécutive aux différentes guerres et à la persistance de la violence dans leur terroir. Il semble intéressant d’aborder cette question d’abord du point de vue des concernés et ensuite le confronter à celui des autochtones dans les zones d’accueil.

2.2.1. Facteurs de déplacement invoqués par les déplacés

2.2.1.1. La recherche de l’espace vital: des terres fertiles pour la survie

Les déplacés hutu sont unanimes sur le premier facteur ayant provoqué leur déplacement. Il s’agit de la recherche de terres arables, non loin de leur lieu d’origine. Le choix porté sur l’Ituri est non seulement sa proximité, mais également beaucoup de similarités avec les terroirs d’origine, en termes de fertilité et de climat propices aux activités agricoles: «le sol et le climat sont comparables aux nôtres». En outre, en choisissant le territoire d’Irumu, au sud de l’Ituri, comme leur zone préférée d’installation, ces migrants hutu ont l’avantage d’y trouver des éclaireurs qui, non seulement leur donnent des informations cruciales sur les modalités de voyage et d’installation, mais aussi ils leur offrent des structures d’accueil. Le premier facteur du déplacement est donc sans conteste la recherche de terrains pour cultiver, devenus rares et exigus au Nord-Kivu, en raison d’une forte démographie et de la présence de trop de bétails.
De nombreuses études confirment le manque de terre au Nord-Kivu en raison de deux facteurs principaux combinés. Il y a d’abord une forte concentration de populations dans cette région très fertile, au relief marqué de hauts plateaux, ayant une densité qui dépasse dans certaines zones plus de 600 habitants au km2. Ensuite, il y a des concessions datant de l’époque coloniale, qui concentrent d’immenses étendues et qui sont sous exploitées. On y distingue des concessions qui ne sont pas mises en valeur directement par les ayant droits, qui sont «absents» et qui laissent leurs terres «squattées» par les populations voisines, et dans ce cas, les paysans sont dans une situation d’insécurité foncière dramatique, car ils peuvent être «déguerpis» à tout moment. Soit, ils louent ou mettent en métayage leur terre. Dans ce cas, les paysans «ouvriers agricoles» n’ont aucun autre moyen d’accéder au foncier que par le biais de contrats, dont la nature dépend du bon vouloir des ayants droits.
Par ailleurs, la concession et l’acquisition des terres par des individus fortunés sont devenues courantes. Ces derniers usent de leur influence sociale et de leurs pouvoirs financier et politique, pour acquérir des terres auprès de l’administration ou les chefs coutumiers, au détriment des paysans. Ces paysans sont alors sans défense face à l’administration et aux demandeurs de concession disposant des pouvoirs financiers et donc des capacités de corruption. L’accaparement des terres crée ainsi une incertitude et une précarité croissantes des droits fonciers paysans, dont plusieurs se retrouvent sans terres ou avec des portions extrêmement congrues pour faire vivre leurs ménages.

2.2.1.2. La fuite de l’insécurité persistante en province du Nord‐Kivu

L’insécurité décrite comme quasi-permanente au Nord-Kivu est évoquée, en second lieu, comme facteur ayant poussé au déplacement des Hutu vers l’Ituri. On observe en effet, une intensification des déplacements entre 2008 et 2013, plus spécialement la dernière année de cette période.
Il s’avère que cette temporalité est en phase avec les éruptions des conflits violents au Nord-Kivu.
Un rapport du Programme des Nations Unies, dressé pour l’année 2009, souligne que, au Nord Kivu, la présence de groupes armés incontrôlés et la persistance des conflits, surtout en milieu rural, ont accru l’insécurité et les difficultés de circulation des biens et des personnes. De ce fait, l’activité économique dans la province a tourné au ralenti, le chômage y a augmenté et les revenus de la population ont fortement baissé. La population a de moins en moins accès aux biens essentiels et aux services de base (alimentation, eau potable, électricité, transport, santé, éducation, …). Un autre fait à signaler est l’enrôlement massif des enfants et des jeunes, volontairement ou de force, dans les rébellions et les milices armées. Tout cela a eu comme effet l’aggravation de la paupérisation de la population. C’est surtout pendant la période allant de 2012 a 2013 qu’un afflux massif de déplacés hutu vers l’Ituri a été observé. Cette période  coïncide avec la mutinerie lancée par le mouvement M23, dont on sait qu’elle a pris fin le 7 novembre 2013, avec la défaite de cette rébellion, dix-huit mois après sa création.

2.2.2. Perceptions des autochtones sur les facteurs de déplacement des Hutu en Ituri

Les perceptions des autochtones sur le déplacement des Hutu en Ituri sont dichotomiques.
D’un côté, certains parmi les autochtones croient aux raisons avancées par les déplacés eux-mêmes. C’est-à-dire que les principales motivations de leur déplacement est, d’une part, la recherche de terres arables à cultiver, pour vivre et, d’autre part, la fuite de l’insécurité omniprésente dans la province d’origine. De l’autre côté, les raisons avancées par les déplacés sont contestées par de nombreux autochtones, qui leur prêtent plutôt de funestes desseins et un agenda caché.

2.2.2.1. La quête de l’espace vital reconnue par une partie des autochtones

Plusieurs témoignages montrent que de nombreux autochtones à travers leur accueil bienveillant à l’égard des Hutu, expriment leur solidarité avec eux, en répondant favorablement à leur double quête de recherche de l’espace vital et d’un lieu de quiétude.
Concrètement, cela se manifeste à travers la façon dont ces déplacés, à des époques différentes, ont été accueillis, depuis des décennies, dans certaines chefferies de l’Ituri, spécialement en Irumu. Hormis quelques exceptions évoquées, l’hospitalité offerte par les chefs autochtones est sans faille. Elle est appréciée et vantée, tant par les bénéficiaires que par les hôtes.
Divers témoignages abondent dans ce sens. Ainsi, selon un officiel de Tchabi, les déplacés hutu «viennent nombreux à Tchabi car ils ont trouvé l’hospitalité du peuple nyali, raison pour laquelle ils y migrent pour faire les travaux agricoles, l’élevage et exploiter le bois». Cette version des faits est confirmée par un autochtone nyali qui affirme: «nous les avons bien accueilli, nous leur avons donné des parcelles pour habiter et cultiver». L’accueil va bien au-delà du foncier, mais s’étend dans certaines circonstances aux facilités d’installation des nouveaux arrivants, «en donnant même des vivres et des loyers à quelques‐uns parmi eux».
Cette qualité d’accueil est variable dans le temps, des chefferies et des générations, les jeunes étant réputés plus hostiles. Elle diminue au fur et à mesure que le nombre de déplacés augmente et inquiète. Alors que les premiers arrivants étaient accueillis avec beaucoup de bienveillance, celle-ci va se rafraîchir au fur et à mesure que leur nombre augmente et qu’ils sont craints pour leur poids démographique et des raisons politiques et sécuritaires.

2.2.2.2. Une recherche de sécurité contestée

La quête de sécurité évoquée par des déplacés hutu n’est pas crue par au moins une frange d’autochtones. Au lieu de cela, certains suggèrent que les migrants comprennent des anciens miliciens génocidaires qui se déplacent vers l’Ituri pour s’éloigner des frontières rwandaises, afin d’échapper aux poursuites du gouvernement rwandais.
Le nombre croissant de déplacés hutu en Ituri fait peur et mobilise une certaine opinion contre eux. Leur identité est continuellement questionnée, remise en doute et présentée comme une menace pour les autochtones, voire l’intégrité de la nation congolaise. D’emblée certaines chefferies leur sont hostiles et refusent leur installation sur les territoires de leur ressort.
Mais concrètement comment cette problématique se présente-elle? Quels reproches fait-on aux déplacés hutu? Quels sont les ressorts de la menace qui leur est imputée?
L’identité des déplacés hutu est remise en doute par une certaine frange des autochtones, à laquelle s’ajoute une forte opinion de Nande établis en Ituri. Selon eux, ceux qui se font appeler des «Banyabwisha» sont qualifiés de Rwandais, s’étant réfugiés dans les Kivu après le génocide au Rwanda en 1994. L’hypothèse est même émise que parmi eux, si pas l’ensemble, se trouveraient des personnes directement envoyées par le gouvernement rwandais, avec des pièces d’identité fabriquées par les services de ce pays. Au cours des entretiens, le doute sur l’identité cède à la certitude, comme cet autochtone qui affirme: «j’ai comme l’impression qu’ils exploitent nos terres, mais ils investissent plus dans leurs entités ou même dans leur pays d’origine qui est le Rwanda».
A partir de ces allégations et suspicions, la théorie du complot n’est pas loin et a été même avancée. Parmi les autochtones bon nombre d’entre eux ont affirmé que ces migrants ont probablement un agenda caché.
La recherche a mis en évidence l’existence de nombreux stéréotypes des autochtones vis-à-vis des déplacés hutu. Ces clichés figurent parmi les obstacles à une cohabitation apaisée et confiante. Les stéréotypes se superposent aux rumeurs, très nombreuses et propagées par divers canaux, de nature à créer et renforcer la méfiance entre les autochtones et les déplacés hutu. Une de ces rumeurs prétend que les déplacés hutu détiendraient des armes à feu qu’ils pourraient «utiliser un jour pour s’attribuer les entités où ils se sont installés par la force».

2.2.3. Trajectoire migratoire et mécanismes d’installation des Hutu en Ituri: facilités et obstacles

Cette problématique de l’installation doit être regardée en fonction des époques. Selon certains témoignages, le voyage ainsi que l’installation dans les zones d’accueil étaient très faciles lors des premières années de la migration, lorsque le nombre de migrants était encore faible et imperceptible. Au fur et à mesure que le mouvement prenait de l’ampleur, la méfiance des populations autochtones de l’Ituri et de celles qui se trouvaient sur leur passage, en particulier les Nande, s’amplifiait. Ces derniers avaient déjà maille à partir avec les Hutu au Nord-Kivu.

2.2.3.1. Un bon accueil et des éclaireurs

Les mécanismes d’accueil et d’installation ont changé dans le temps. Ce qui semble rester inchangé c’est l’accueil des chefs qui reste quelque peu bienveillant, à condition que les exigences requises pour accéder à une propriété soient remplies. Il faut donc avoir des papiers de voyage en règle, et s’acquitter du droit coutumier, c’est-à-dire deux chèvres pour avoir un hectare.
Pour les premiers arrivants, dans les années 1980, l’accueil était plutôt chaleureux, comme le décrit ce migrant arrivé en 1980: «Vraiment j’ai été très bien accueilli et bien intégré par la population autochtone mais, en ce temps là, il n’y avait vraiment pas beaucoup de gens de ma communauté».
Puis cet accueil s’est quelque peu rafraichi. Voici le témoignage d’un déplacé arrivé en 2008: «J’ai été très bien accueilli par les membres de ma communauté qui sont allés me présenter au chef de Chefferie auquel j’ai payé le droit coutumier de deux chèvres en échange d’un hectare de terre pour mon champ. La population autochtone était là ni chaud ni froid».
Autour de 2012, l’accueil est passé de l’indifférence à la méfiance. A leur arrivée, quelques-uns des déplacés étaient d’abord arrêtés et conduits chez le chef de la chefferie. Et après le contrôle des documents de déplacement, ils étaient relâchés avec un peu d’indifférence du côté des autochtones. Puis, plus le temps passait et le nombre de déplacés augmentait, l’accueil a été empreint de réserves et de méfiance de la part de la population qui voyait les migrants «comme des rebelles et des étrangers», alors que «la Chefferie avait procédé à notre identification et aux contrôles de nos documents».
Le constat qui se dégage est qu’il y a un écart important entre l’attitude, généralement bienveillante des chefs et celui de la population autochtone, plutôt marquée par l’indifférence, voire la méfiance. Un conflit générationnel s’y greffe également. Beaucoup de jeunes ont tendance à responsabiliser les chefs, généralement âgés, les accusant de complicité et les traitant de dupes, parce qu’ils vendent des terrains de la communauté à des Hutu, dont le dessein ultime est la «balkanisation de l’Ituri».
A part les premiers pionniers, venus sans éclaireurs, les vagues suivantes de migrants ont bénéficié des informations et de la solidarité des déplacés déjà installés. Cela se passe à travers des réseaux familiaux ou de relations permettant aux candidats à la migration d’avoir des informations sur les conditions et les modalités de voyage et d’accueil. Arrivés à destination, les déplacés sont pris en charge par des membres de leur famille ou des «frères» de la communauté déjà installés. Les hôtes hébergent alors les nouveaux arrivants, leur donnent à manger, et des terrains à cultiver provisoirement, après les avoir introduits auprès du chef de la chefferie, pour l’accueil officiel et l’acquisition d’un terrain. Et ainsi le cycle continue.

2.2.3.2. Des stéréotypes et de la méfiance comme obstacles

De nombreux médias ont relayé les tracasseries de migrants arrêtés, remis aux forces de l’ordre, puis renvoyés vers leurs lieux d’origine. Ce témoignage d’un déplacé est assez explicite «Nous avons rencontré des problèmes d’insécurité où certains ont été tués, volés ou emportés par les rebelles vers Eringeti, aussi nous nous sommes butés à la méfiance de certaines communautés qui nous prenaient pour des étrangers». La famille de ce déplacé a pu parvenir en Ituri, mais des dizaines d’autres ont été refoulés avant d’arriver à destination.
Un exemple parmi d’autres, le 19 mai 2017, à Goma, 63 familles hutu ont été empêchées de poursuivre leur mouvement vers l’Ituri. Également, au mois d’avril 2019, une dizaine de familles hutu, comprenant hommes, femmes et enfants, ont été bloquées à Beni, empêchées de se rendre en Ituri, où ils disaient aller chercher des terres arables.
Face à ces obstacles récurrents, les migrants auraient décidé de trouver d’autres itinéraires permettant de contourner le Grand Nord nande, où ils sont soumis à l’hostilité de ces derniers, qui les malmènent et les refoulent. Ces changements d’itinéraires ou des rumeurs s’y rapportant ont convaincu certains groupes en Ituri que ce détour était mû par la volonté d’éviter des contrôles d’identité pour des raisons douteuses. C’est de nouveau la théorie du complot qui revient, entretenue et véhiculée par certains milieux en Ituri.

[1] Texte complet: https://www.pole-institute.org/sites/default/files/pdf_publication/Pole_etude_mobilite_hutu_version_finale%2010Nov18112020.pdf