Congo Actualité n. 423

L’INSTALLATION DU BOURGMESTRE DE LA COMMUNE RURALE DE MINEMBWE AU SUD KIVU (3)

SOMMAIRE

1. QUI SONT LES BANYAMULENGE?
2. DOSSIER MINEMBWE: ENJEUX ET PERSPECTIVES D’AVENIR
a. L’inviolabilité des territoires ancestraux
b. La nationalité congolaise par acquisition
c. Les perspectives d’avenir
3. LES DIFFÉRENTS VOLETS DE LA VIOLENCE DANS LES HAUTS PLATEAUX DU SUD-KIVU
a. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’un conflit «ethnique» ou «intercommunautaire»
b. La violence sur les Hauts Plateaux est liée à la création de la commune rurale de Minembwe
c. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’une ingérence étrangère
d. Quelle est donc la racine de cette terrible violence?
4. LE «MINEMBWEGATE» OU L’ANTIENNE DE LA «BALKANISATION»
a. Le spectre de la balkanisation
b. Un schéma moral simple, qui associe les «étrangers» au «mal»

1. QUI SONT LES BANYAMULENGE?

En octobre 1996, lorsque l’armée rwandaise de Paul Kagame franchit pour la première fois la frontière de ce qui était encore le Zaïre de Mobutu, ce fut pour démanteler les camps de réfugiés hutus, où s’abritaient bon nombre d’auteurs du génocide, mais aussi pour se porter au secours des Banyamulenge, les Tutsi du Sud Kivu, qui craignaient d’être victimes d’un génocide pareil à celui du Rwanda.
En août 1998, à Bukavu et à Goma, des factions de l’armée congolaise, encadrées par des unités de l’armée rwandaise, s’étaient rebellées contre le président Laurent Désiré Kabila, et cette mutinerie, qui devait engendrer la deuxième guerre du Congo, avait été présentée comme une rébellion des Banyamulenge.
En juin 2004, une fois de plus, la nécessité de protéger les Banyamulenge a été la raison avancée par les militaires mutins qui se sont emparés de Bukavu, chef-lieu de la province du Sud Kivu.
Qui sont ces Tutsis congolais, détonateurs de ces guerres à répétition?.
Dénommés Banyarwanda et postérieurement appelés Banyamulenge au Sud Kivu (du nom de la colline de Mulenge, autour de laquelle ils s’étaient établis) ces pasteurs avaient quitté le Rwanda par vagues successives: les premières remontent au XIXe siècle, à la suite d’un conflit avec le Mwami de l’époque, Rwabugiri. Au Nord Kivu, d’autres Tutsis, appelés Banyarwanda, qui étaient présents dans la région de Rutshuru, furent rejoints, dans les années 1930 par des groupes de Rwandais amenés par la «Mission d’immigration des Banyarwanda» organisée par l’autorité coloniale belge. Avec des Tutsis comme contremaîtres et des Hutus comme main-d’œuvre, il s’agissait de défricher les collines du Masisi et de permettre l’implantation de colons européens, et cela malgré l’hostilité des populations autochtones, les Hunde et les Nyangas. Après l’indépendance et la zaïrisation, les terres de ces colons tombèrent entre les mains des éleveurs tutsis.
Chassés par les Hutus.
Après les indépendances des pays des Grands Lacs, de nombreux Tutsis se réfugièrent au Zaïre, chassés par les massacres successifs commis par les régimes hutus au Rwanda. Mieux accueillis que dans les autres pays de la région, ils y poursuivirent des études, et certains réussirent à faire fortune. Mais la nationalité de ces citoyens d’origine rwandaise fut toujours sujette à caution. Pour les autres groupes ethniques congolais, il ne s’agissait pas seulement de chauvinisme voire de xénophobie: nombre de ces «Banyarwanda» étaient accusés d’opportunisme, traversant la frontière et changeant de passeport au gré de leurs intérêts. De plus, au début des années 1990, bon nombre de jeunes Tutsis originaires du Kivu ou du Burundi s’engagèrent dans l’armée du FPR, levée par Kagame depuis l’Ouganda et ils participèrent à la prise de Kigali en juillet 1994.
Divisions internes.
A cette date, c’est en masse que les Tutsis du Congo rejoignirent le Rwanda. En 1996, lorsqu’il s’est agi de combattre les «génocidaires» réfugiés au Kivu, c’est tout naturellement que ces jeunes gens, soldats expérimentés, furent renvoyés de l’autre côté de la frontière: même s’ils étaient Congolais d’origine et se présentaient comme des «Banyamulenge», leur allégeance réelle allait au FPR, qui les utilisait comme son bras armé dans la sous-région. Cette utilisation militaire de jeunes Tutsis d’origine congolaise allait, sans surprise, renforcer la suspicion, voire la haine des autochtones du Kivu, redoutant d’être envahis et occupés par leurs voisins rwandais en quête d’espace vital et de ressources économiques et utilisant comme point d’ancrage les minorités rwandophones de la région. Des populations civiles d’origine rwandaise vivant au Kivu furent victimes de l’animosité ou de la méfiance des autres groupes, ce qui renforça encore la détermination de Kigali à intervenir dans les affaires congolaises.
Ces interventions réussirent d’ailleurs à diviser la communauté des Banyamulenge, où les anciens, désireux de vivre en bonne entente avec leurs voisins congolais, refusèrent de se laisser instrumentaliser par le Rwanda. La révolte d’un jeune commandant, Patrick Mazunzu, qui fit alliance avec d’autres groupes congolais, dont des Mai Mai, fut durement réprimée et l’on vit au Sud Kivu l’armée rwandaise bombarder des communautés Banyamulenge, qu’elle était censée protéger!
La mise en œuvre des accords de Sun City a consacré l’ambiguïté de la situation des Banyamulenge: devenu vice-président à Kinshasa, le leader des ex-rebelles du RCD, Azarias Ruberwa, originaire de Mulenge, désormais tenu par la solidarité gouvernementale et chargé de la défense et de la sécurité, n’a pas réussi à s’imposer aux mutins banyamulenge, Jules Mutebuzi, Eric Ruhorimbere et Laurent Nkunda. En juin 2014, ces derniers ont une fois de plus invoqué des menaces qui pèseraient sur des Tutsis de Bukavu pour mettre en œuvre une «mutinerie» soigneusement préparée. En réalité, ces «rebelles» et de nombreux autres infiltrés, sont des «anciens» de l’armée rwandaise, laissés au Congo comme courroie de transmission de Kigali et qui avaient refusé de s’intégrer dans la nouvelle armée nationale congolaise. Une fois de plus, les crimes de guerre commis par ces hommes (à Kisangani en 2002, c’est Nkunda qui avait fait lester de pierres les cadavres jetés dans le fleuve…) ont fait retomber l’opprobre des Congolais sur la communauté dont ces tueurs se réclamaient.[1]

2. DOSSIER MINEMBWE: ENJEUX ET PERSPECTIVES D’AVENIR

Selon Ambroise Bulambo, professeur de droit à l’université de Kinshasa e membre de la communauté Lega, le décret instituant les communes rurales  n’est conforme ni à la constitution, ni à la loi et devrait être annulé par le Premier Ministre. En effet, l’article 4 la constitution e l’article 46 de la loi sur les entités décentralisées parlent tout simplement de commune. Nulle part l’on parle de commune rurale ou urbaine.
Sur le plan intentionnel, on voit que la création de cette commune se situe dans la continuation de la rébellion du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) qui avait déjà créé un Territoire de Minembwe, ce qui avait déjà créé des problèmes. Maintenant on a changé de nom et ça devient une commune rurale. Mais, selon la loi, la commune rurale n’existe pas.
En ce qui concerne la procédure juridique, selon l’article 46 de la loi sur la décentralisation de 2008, Minembwe ne remplit pas le conditions pour être élevé à commune, car il n’est pas chef-lieu de territoire, n’atteint probablement pas les 20.000 habitants et n’a jamais reçu l’avis favorable de l’Assemblée provinciale.

a. L’inviolabilité des territoires ancestraux

En outre, cette commune empiète sur les Territoires coutumiers d’autres communautés, dont les Babembe, les Bafulero, les Lega et les Banyindu. Le peuple Lega, par exemple, s’identifie par rapport à deux rivières: l’Ulindi et l’Elila. Les sources de ces deux rivières se trouvent sur les Haut Plateaux, sur la chaîne de Mitumba, vers Minembwe. Déjà prendre la source de l’Ulindi c’est violer les traditions profondes de ces peuples-là, puisqu’il y a un lien affectif entre eux et les sources de l’Ulindi et de l’Elila. En effet, dans le Bulega, près de Kasika, on trouve les Nabatumba, originaires de la chaine de Mitumba. Donc, la nouvelle commune de Minembwe empiète sur le territoire traditionnel lega. Même chose pour les Bafulero, descendus de Nalwindi à Lemera et à Lubarika, proches de Kasika. Donc, on ne peut pas ériger un territoire jusqu’à empiéter sur les territoires coutumiers d’autres peuples. Par exemple: si à Hidjwi il y avait une communauté Bakanga de plus de 20.000 habitants, condition requise par la loi pour créer une nouvelle commune, on ne pourrait pas le faire, car on empièterait sur le territoire des Bahavu.
En outre, il ne faut pas confondre les territoires créés par les colonisateurs et les territoires ancestraux qui existaient déjà avant l’arrivé de Stanley. À leur arrivée, les colonisateurs avaient trouvé plusieurs territoires déjà structurés: le Bubembe, le Bulega, le Bushi, le Buhavu, mais il n’y avait pas un territoire Bunyarwanda, ni Bunyamulenge.
Selon la coutume, la terre appartient aux autochtones, aux autorités ancestrales et l’article 3 de la loi 0015/015 du 27 aout 2015 fixant le statut des chefs coutumiers, stipule que l’autorité coutumière s’exerce au sein des entités territoriales suivantes: la chefferie, le groupement et le village organisés sous les coutumes locales. On ne peut donc pas créer une nouvelle entité sans l’avis de la communauté locale autochtone, car il n’y a pas de terre sans propriétaire. Le droit de propriété c’est un droit qu’on peut obtenir par la coutume (article 34 de la Constitution). En effet, les Balega et les Babembe avaient obtenu ce droit depuis des temps immémoriaux et ils n’ont jamais manifesté de volonté d’abandonner cette terre là. Même pas l’état peut procéder à une expropriation de terres, même s’il s’agissait d’un cas d’intérêt publique. L’état peut recourir à une expropriation si non après un jugement positif du tribunal administratif et le payement d’une indemnité. Toutefois, la communauté lésée a la possibilité de recourir à la Cour Africaine des droits de l’homme pour spoliation d’une terre. Le décret instituant la commune de Minembwe est donc contraire à l’article 34 de la constitution, puisqu’il viole le droit de propriété acquise selon la coutume.
Chez les Balega et les Babembe, la terre n’appartient pas au chef coutumier, mais à chaque membre du clan. La terre appartient à la communauté toute entière.
Or Minembwe se trouve dans le groupement des Basimwenda, chez les Babembe. Donc, dans ce cas, la terre appartient à tous les Basimwenda, en tant que héritiers communs. Il s’agit d’une situation semblable à celle d’un groupe de frères à qui le père laisse une villa et dans laquelle chaque fils est propriétaire. Par conséquent, on ne peut pas y créer une nouvelle entité, sans l’avis de cette communauté locale autochtone. C’est dans ce sens que la création de la commune de Minembwe empiète sur le territoire d’une entité déjà existante, en l’occurrence le Territoire de Fizi.
Il y a aussi une guerre des dates. Certains disent que les Banyamulenge sont là depuis 1800, selon d’autres depuis le XVème siècle, selon d’autres encore les Banyamulenge seraient arrivé du Rwanda à la fin du XIXème siècle ou début du XXème siècle. D’autres disent depuis 1920, d’autres encore disent depuis 1959. Ce n’est pas ça le problème, puisque le fait d’arriver en 1800, donc avant la création de l’Etat Indépendant du Congo, ne vous fait pas devenir automatiquement les propriétaires de la terre. Mr. Stanley est arrivé au Congo en 1876, mais on ne dit pas que, puisqu’il est arrivé en 1876, tous les Britanniques et tous les Belges sont devenus des propriétaires du Congo.
Même si Diego Cao est arrivé à l’embouchure du fleuve Congo en 1422, on ne dit pas que l’embouchure du Congo appartient aux Portugais, puisque les Bakongo étaient déjà là. Or les Rwandais qui sont venus au Congo sont arrivés comme des migrants, pas comme propriétaires de la terre, car ils y ont trouvé des gens qui étaient déjà là. Donc la date d’arrivée des Banyarwanda (Hutu et Tutsi) au Congo c’est un fait secondaire, car ils ont trouvé une terre déjà occupée par les Babembe, les Balega, les Banyindu et les Bafulero. Ce qui prime est la loi du premier occupant.

b. La nationalité congolaise par acquisition

Lorsque dans la constitution congolaise on parle de Congolais d’origine ou de peuples qui avaient leurs territoires, on ne parle pas des Banyarwanda, puisqu’ils n’avaient pas leur territoire sur le territoire congolais. Donc, ils sont des Congolais, mais leur nationalité congolaise est une « nationalité acquise » par un décret de Mobutu, l’ordonnance loi de 1972. C’est à ce moment là qu’ils sont devenus Congolais. Sinon, pourquoi Bisengimana aurait dû demander à Mobutu de signer cette ordonnance s’ils étaient déjà Congolais? Donc, ils savaient qu’ils ne l’étaient pas.
En tant que Congolais, ils sont représentés au Parlement, ils ont des ministres au sein du gouvernement et ils occupent beaucoup de postes au sein de l’armée et de la police. Et tout ça dans un pourcentage bien plus élevé que celui d’autres groupes ethniques congolais pourtant majoritaires par rapport à eux, qui sont minoritaire. S’ils connaissent des problèmes d’insécurité, c’est parce que eux-mêmes y ont contribué: ils ont été en première ligne lors de la guerre de l’AFDL en 1996 – 1997, de la guerre du RCD en 1998 – 2003, de la guerre du CNDP en 2005 – 2009 et la guerre du M23 de 2012 – 2013. C’est ainsi que les évènements de Minembwe laissent soupçonner qu’ils pourraient vouloir créer, pas après pas, un petit état à prédominante tutsi et indépendant de la RD Congo.

c. Les perspectives

Enfin, dans la perspective de la solution du conflit issu de la création de la commune de Minembwe, au lieu de prendre les armes, chacun peut agir devant le Conseil d’État ou la Cour Constitutionnelle pour atteinte à son droit de propriété de la terre, car il s’agit d’un droit de propriété collective et individuelle de chaque citoyen. En outre, en vue d’obtenir l’annulation du décret portant création de la commune de Minembwe, il faudrait aussi s’adresser aux Cours et Tribunaux pour le volet judiciaire d’une part et entreprendre des initiatives non violentes pour le volet politique d’autre part.[2]

3. LES DIFFÉRENTS VOLETS DE LA VIOLENCE DANS LES HAUTS PLATEAUX DU SUD-KIVU

Comme d’autres conflits dans l’Est de la RDC, la crise des Plateaux se caractérise par une profonde complexité. Elle implique une série de facteurs de conflit et de violence qui se jouent à différents niveaux, du local au sous-régional.
Les récits mettant l’accent sur des aspects spécifiques et partiels, ou sur des explications simplistes, ne fournissent qu’une seule pièce du puzzle. Voici trois de ces récits et pourquoi, à eux seuls, ils sont incomplets, voire inexacts.

a. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’un conflit «ethnique» ou «intercommunautaire»

L’identité ethnique a joué un rôle important dans les explications des violences récentes. Elle est à la base de certaines animosités entre les Banyamulenge, d’une part, et les groupes qui se qualifient d’ «autochtones», notamment les Babembe, les Banyindu, les Bafuliiru et les Bavira, d’autre part.
Les nombreux conflits qui, sur les Plateaux, opposent les Banyamulenge à d’autres groupes, sont liés à des contestations autour de l’autorité locale et du contrôle des terres et des ressources, dont la taxation et la réglementation des marchés, des mines et des mouvements de bétail.
Cependant, ces conflits ne se transforment pas toujours en violence armée. La violence est avant tout le fait de groupes armés et de milices de «défense locale». Il est vrai que ces acteurs armés prétendent défendre des communautés ethniques particulières et sont souvent soutenus par des membres de ces communautés qui cherchent à se protéger. Pourtant, la plupart des citoyens ordinaires ne sont pas impliqués dans la planification, l’organisation, la direction, l’incitation ou la perpétration de la violence. On ne peut pas, donc, attribuer cette violence à des «groupes ethniques» au sens large.
Plus important encore, nous devons identifier et analyser quand, pourquoi et comment les conflits deviennent violents. Comme le montre un vaste ensemble de recherches, la violence qualifiée d’«ethnique » est souvent motivée par une série d’autres motifs et objectifs, notamment les conflits interpersonnels, la concurrence économique et politique et les litiges concernant les terres et autres biens.
Le récit des «conflits ethniques» suppose qu’il y a deux blocs homogènes: les Banyamulenge et les groupes se disant «autochtones». Pourtant, ces groupes ont eux-mêmes de nombreuses divisions internes, qui se reflètent dans la pléthore de groupes armés liés à l’un ou l’autre côté.
Il existe au moins trois groupes armés banyamulenge: les Twirwaneho, une coalition de milices locales qui développe également une branche politique; les Gumino, dirigé par Shaka Nyamusharaba; et un groupe armé commandé par le déserteur des FARDC Michel Rukunda, alias «Makanika», qui compte dans ses rangs de nombreux jeunes Banyamulenge de la diaspora régionale (Kenya, Rwanda, Burundi).
Les groupes armés liés aux Babembe, Bafuliru et Banyindu sont encore plus nombreux. Ils comprennent les Maï-Maï d’Ebuela Mtetezi, qui regroupent des commandants Bembe; les Maï-Maï Mulumba, les Maï-Maï Mupekenya et une série de groupes essentiellement Fuliru et Nyindu opérant sous le label «Biloze Bishambuke». Ces derniers comprennent les groupes d’Ilunga, de Kashomba, de Mushombe et, dans la région de Minembwe, ceux dirigés par Luhala Kasororo et Assani Malkiya.
Ces groupes armés opèrent au sein de larges coalitions, mais il y a régulièrement des tensions et parfois même des affrontements entre des groupes supposés être du même côté. Par exemple, le 2 août, les Biloze Bishambuke, sous le commandement d’Ilunga, ont affronté les troupes de Kati Malisawa près du village de Maheta, prétendument en raison d’une dispute concernant du bétail volé. Cela indique que certains chefs de groupes armés, et les acteurs politiques qui contribuent à les mobiliser et à les soutenir, ont également d’autres objectifs que la protection de leurs communautés. Ils aspirent souvent à renforcer leur propre influence politique et économique et certains ont des aspirations politiques nationales. Tout cela affaiblit l’argument selon lequel la violence est principalement motivée par un «conflit ethnique».

b. La violence sur les Hauts Plateaux est liée à la création de la commune rurale de Minembwe

Une autre explication fréquente de la violence, qui est étroitement liée au récit du conflit ethnique, est qu’elle découle de la création de la «commune rurale» de Minembwe, une entité de gouvernance locale décentralisée. La commune est devenue opérationnelle au début de 2019, à la suite de décrets publiés en 2013 et 2018, et de la nomination de ses dirigeants en février 2019.
La commune est sans aucun doute une source de conflit. Elle est située sur le territoire de Fizi, sur des terres que les membres de la communauté Babembe considèrent comme les leurs. Ils considèrent donc la création de la commune comme un empiètement ou une occupation de leurs terres ancestrales. Certains ont également contesté la désignation du maire, qui est Munyamulenge. Mais surtout, la création de la commune est considérée comme la première étape de la résurrection du territoire (entité administrative sous-provinciale) de Minembwe.
Pendant la seconde guerre du Congo, l’administration rebelle du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu par le Rwanda, avait créé le « Territoire de Minembwe », qui comprenait une grande partie des Hauts Plateaux et des Moyens Plateaux adjacents. Ce « Territoire » répondait à un souhait de longue date des Banyamulenge, à qui les autorités coloniales avaient refusé une chefferie ou un groupement, des entités de gouvernance locale généralement formées selon des lignes ethniques. En conséquence, ils avaient été soumis à la domination de chefs coutumiers d’autres communautés. Le « Territoire », où ils dominaient l’administration, avait résolu ce problème. De plus, en prévision des futures élections, le Territoire, qui est une circonscription électorale, avait permis aux Banyamulenge d’accroître leur représentation politique au parlement.
Etant minoritaires dans chacun des trois territoires (Fizi, Mwenga et Uvira) qui composent les Hauts Plateaux, ils avaient eu des difficultés à faire élire leurs candidats. Enfin, le Territoire avait rapproché l’administration locale des habitants de cette région isolée, leur permettant d’y obtenir des actes de naissance et autres documents officiels.
La création du territoire, qui a été officiellement abolie en 2007, a été fortement contestée par d’autres groupes, qui y ont vu une rupture avec leurs terres ancestrales. En outre, elle semblait confirmer une théorie du complot selon laquelle les Banyamulenge seraient à l’avant-garde d’une invasion étrangère tentant d’exproprier et de déplacer les groupes «autochtones» et d’usurper leur autorité locale. Les membres de ces groupes ont donc un mauvais souvenir du territoire de Minembwe. En outre, elle a provoqué des conflits de leadership, parfois toujours en cours aujourd’hui. De nombreuses personnes anciennement nommées ont continué à se comporter comme des autorités locales de facto, même si elles n’occupent plus de poste officiel. Pour ces raisons, le territoire de Minembwe a une fonction hautement symbolique, en tant que marqueur de division et de violence. La commune rurale évoque des sentiments forts similaires, étant profondément inscrite dans les luttes autour de l’autorité et de l’identité locales. Elle est également devenue une affaire politique nationale. Si d’éminents dirigeants banyamulenge, dont Azarias Ruberwa, actuellement ministre de la Décentralisation, soutiennent la commune, de nombreux hommes politiques bembe, fuliiru et nyindu, comme Pardonne Kaliba, l’ont dénoncée. La commune a également suscité un débat animé parmi les Congolais de la diaspora.
Pourtant, la violence sur les Hauts Plateaux, ainsi que l’émergence de la plupart des groupes armés impliqués dans les combats actuels, sont antérieurs à la création de la commune. La violence sur les Plateaux est fréquente depuis 1996. Le cycle actuel a commencé en 2016 et s’est intensifié à la mi-2018. Cette escalade s’est d’abord produite dans le groupement de Bijombo. Ce groupement n’est pas inclus dans la commune rurale, dont la surface est beaucoup plus petite que le territoire (aboli) de Minembwe. Bijombo a également une dynamique de conflit distincte. Cette dernière tourne dans une large mesure autour du poste de chef de groupement – pour lequel il existe de multiples prétendants liés à différents groupes ethniques. Un autre site de violence importante est la région d’Itombwe, qui n’est pas non plus incluse dans la commune.
En résumé, même si elle est une source importante de conflit et figure en bonne place dans les discours des belligérants, la commune n’est qu’un des nombreux facteurs des combats actuels.

c. La violence sur les Hauts Plateaux est le résultat d’une ingérence étrangère

Les coalitions de belligérants qui combattent sur les Plateaux comprennent aussi des groupes armés étrangers, notamment les groupes burundais Résistance pour un état de droit au Burundi (RED-Tabara) et Forces nationales de libération (FNL), ainsi que le Rwanda National Congress (RNC). Ils ont parfois aussi inclus des soldats liés aux gouvernements des pays voisins, qui ont en outre accueilli des réseaux de recrutement et d’approvisionnement. Dans le même temps, l’Est de la RDC a connu plusieurs guerres déclenchées par des ingérences étrangères. Il est donc facile de conclure que les troubles sur les Plateaux résultent d’une nouvelle ingérence.
Pourtant, cette explication passe sous silence les nombreux conflits autour de l’autorité locale mentionnés ci-dessus. Elle néglige également le rôle des acteurs politiques provinciaux, nationaux et de la diaspora dans le soutien à la mobilisation armée et à la polarisation. En outre, le langage de « l’ingérence étrangère » est quelque peu trompeur. Il laisse entendre que tout le pouvoir réside du côté des forces étrangères, qui manipulent les intermédiaires congolais comme ils l’entendent.
Cette lecture néglige le fait que les chefs des groupes armés et les acteurs politiques congolais disposent d’une importante marge de manœuvre quant aux forces étrangères avec lesquelles ils s’allient. Des changements occasionnels dans ces alliances témoignent de cette autonomie. Ces changements montrent également que de telles alliances sont mutuellement bénéfiques. Grâce à leurs alliés étrangers, les groupes congolais gagnent en capacités militaires, par exemple, en acquérant des armes lourdes. Cela permet à ces groupes de mieux faire valoir leur position dans les conflits autour de l’autorité locale et de l’accès aux ressources. Ainsi, l’implication d’acteurs étrangers ne peut être considérée indépendamment des dynamiques locales de conflit et de violence; elles sont imbriquées et se renforcent mutuellement. Cela dit, l’ingérence étrangère a clairement contribué à une escalade significative de la violence, même si elle n’en est pas la cause.

d. Quelle est donc la racine de cette terrible violence?

Il existe un certain nombre de mécanismes qui s’imbriquent les uns dans les autres. Tout d’abord, le récit de la «violence ethnique» est devenu une prophétie qui se réalise d’elle-même: tous les types de conflits et d’incidents de violence sont vus principalement à travers un prisme ethnique, même si d’autres facteurs sont également à l’œuvre. Cela active un deuxième mécanisme, qui est l’attribution de la responsabilité collective pour des actes de violence individuels. En conséquence, les civils sont attaqués en représailles des violences commises par les groupes armés. Ce brouillage des frontières entre les groupes armés et les civils est un facteur important des cycles de violence par vengeance. L’impunité généralisée a encore aggravé cette situation: les auteurs individuels n’étant pas tenus de rendre des comptes, la responsabilité est reportée sur les groupes dans leur ensemble. Un autre mécanisme clé est la militarisation, ou la tendance des dirigeants locaux et des élites politico-militaires à recourir à la force, afin de gagner du terrain dans les conflits et les luttes de pouvoir. Cela n’implique pas seulement les politiciens, les hommes d’affaires et les chefs militaires en RDC, mais aussi les acteurs gouvernementaux et d’autres élites au niveau de la région des Grands Lacs.
L’émergence et la persistance de groupes armés ne sont cependant pas seulement le résultat de la militarisation: elles découlent également de dilemmes sécuritaires locaux liés à la méfiance mutuelle entre les communautés. La présence de groupes armés considérés comme défendant des communautés ethniques particulières incite les membres d’autres communautés à soutenir également les groupes armés. La même logique pousse ces groupes armés à maintenir un équilibre militaire du pouvoir, ce qui motive des attaques visant à affaiblir l’ennemi. Les dilemmes locaux en matière de sécurité reposent essentiellement sur un manque de confiance généralisé dans les forces de sécurité de l’État, qui sont accusées de partialité par toutes les parties. Il est également enraciné dans une histoire de violence remontant aux guerres du Congo, qui a instillé de l’amertume et une profonde méfiance entre les différents groupes.
Ces divers mécanismes se jouent à différents niveaux et se renforcent mutuellement. Par exemple, l’implication d’acteurs armés étrangers est, en partie, le résultat des stratégies des politiciens et des chefs militaires opérant au niveau national. Une fois présentes, ces forces étrangères exacerbent les problèmes de sécurité locale et les conflits autour de l’autorité et des ressources locales. De cette manière, les dynamiques de conflit et de violence à différents niveaux s’entremêlent. Les explications mono causales, comme celle de la «violence ethnique», ne rendent pas justice à cette complexité. En fait, elles peuvent exacerber la situation. Elles essentialisent encore plus les identités et légitiment l’attribution de la responsabilité de la violence des groupes armés aux communautés civiles. En décrivant la violence dans l’Est de la RDC, il faut donc s’efforcer de trouver un langage analytique adéquat.[3]

4. LE «MINEMBWEGATE» OU L’ANTIENNE DE LA «BALKANISATION»

L’installation du bourgmestre de la commune rurale de Minembwe, une entité de gouvernance locale non coutumière située sur les hauts plateaux de la province du Sud-Kivu, théâtre de tensions entre Banyamulenge rwandophones et Babembe «autochtones», divise. Tentative d’apaisement pour les uns, provocation pour les autres.
Comment la cérémonie de l’installation du bourgmestre d’une commune locale a-t-elle pu créer une telle agitation nationale? Lorsqu’on analyse le langage utilisé pour la dénoncer, la réponse devient immédiatement plus claire: Minembwe évoque le spectre de la « balkanisation » qui fait régulièrement surface dans le débat politique congolais.
La création de la commune est considérée comme une tentative des Banyamulenge, un peuple parlant le kinyarwanda et généralement considéré comme « tutsi », de dominer la gouvernance locale dans la région. Il s’agirait donc de la première étape d’un plan visant à démembrer la RDC en annexant des parties de l’Est congolais aux pays voisins, en particulier le Rwanda, afin de créer un prétendu empire « Hema/Tutsi ».
Dans ce projet, les Banyamulenge apparaissent comme des «étrangers» ou des «envahisseurs» qui tentent d’usurper la terre et l’autorité locale de groupes qui se considèrent comme «autochtones» dans la région. Le discours de balkanisation va donc de pair avec la remise en cause du statut des Banyamulenge en tant que citoyens congolais.

a. Le spectre de la balkanisation

Le discours sur la balkanisation présente un certain nombre de caractéristiques qui en font un slogan de ralliement attrayant. Tout d’abord, il est simple. Il fournit une explication mono causale claire au malaise politique et économique de la RDC, en occultant le fait qu’il est le produit d’un ensemble complexe de facteurs. En outre, il rejette la responsabilité des problèmes du pays sur les «étrangers» et les «outsiders», détournant ainsi l’attention des hommes politiques et des décideurs congolais. En outre, il concentre l’attention sur les questions liées à l’identité, bloquant ainsi les débats sur les réformes socio-économiques indispensables dans l’un des pays les plus pauvres du continent. Ce qui n’est pas sans rappeler comment s’en prendre à l’immigration est devenu un moyen commode d’éviter d’évoquer – et de réparer – les effets socioéconomiques désastreux des réformes néolibérales en Europe.

b. Un schéma moral simple, qui associe les «étrangers» au «mal»

Le discours sur la balkanisation est toujours utilisé également en raison de son fort attrait émotionnel et parce qu’il garantit donc presque un impact sur les esprits: il fait appel à des sentiments d’appartenance ethnique profondément enracinés et invoque un schéma moral simple, qui associe les «étrangers» au «mal» et les populations «autochtones» au «bien».
En outre, il évoque les traumatismes des violences liées aux guerres du Congo et aux épisodes ultérieurs de conflits armés, où l’ingérence militaire des pays voisins a joué un rôle crucial. Dans le cas spécifique de Minembwe, l’argument de la balkanisation évoque également les craintes d’érosion de l’autorité coutumière, qui intervient au niveau de l’identité, les chefs régnant sur des groupes ethniques et des territoires spécifiques.
En raison de son fort potentiel de mobilisation et de l’explication simple – bien qu’imparfaite – qu’il offre, le discours sur la balkanisation fait surface à une époque où incertitude et concurrence politiques se combinent. L’impasse actuelle, liée à la cohabitation difficile entre le Cach [Cap pour le changement] du président Tshisekedi et le FCC [Front commun pour le Congo], la plateforme de l’ancien président Kabila, et à leur lutte pour le pouvoir, l’illustre.
En cette période d’instabilité, l’argument de la balkanisation sert d’arme pour faire pression sur les opposants et les discréditer. Il permet également de démontrer son pouvoir en suscitant une mobilisation populaire. Cela ne veut pas dire qu’il est toujours déployé de manière délibérée et calculatrice, mais que les circonstances politiques incitent à l’utiliser.
Ce schéma restera d’actualité dans un avenir proche. L’impasse politique actuelle semble s’inscrire parfaitement dans un positionnement (pré-)électoral, garantissant à la fois la concurrence et l’incertitude politiques. De véritables réformes socioéconomiques ne sont pour l’instant pas perceptibles, ce qui encourage les élites à maintenir l’attention sur les questions d’identité. Pour la même raison, la notion de citoyenneté « civique » est lente à s’imposer.
Enfin, l’ingérence militaire des pays voisins demeure une réalité, ce qui donne du crédit au discours sur la balkanisation. On peut donc s’attendre à ce que les mêmes discours politiques continuent d’être recyclés.[4]

[1] Cf Colette Breckman- letemps.ch, 03.06.2004
[2] Cf https://www.youtube.com/watch?v=OhAxzyN0u7o
[3] Cf Judith Verweijen – blog.kivusecurity.org, 01.09.’20  https://blog.kivusecurity.org/fr/pourquoi-la-violence-dans-les-hauts-plateaux-du-sud-kivu-nest-pas-ethnique-et-autres-idees-recues-sur-la-crise/
[4] Cf Judith Verweijen – Jeune Afrique, 28.10.’20