LE RAPPORT D’EXPERTISE BALISTIQUE SUR L’ATTENTAT DE 1994 CONTRE L’AVION DU PRESIDENT RWANDAIS JUVENAL HABYARIMANA
SOMMAIRE
INTRODUCTION
1. LA PRESENTATION DU RAPPORT
2. LES ÉLÉMENTS DE PREUVE APPORTÉS PAR LES EXPERTS
3. LES RÉACTIONS DE L’OPPOSITION RWANDAISE
4. LA PUBLICATION DU RAPPORT
5. LES QUESTIONS QUI PERSISTENT APRES LE RAPPORT
INTRODUCTION
Le 10 janvier dernier, les juges français Trévidic et Poux ont communiqué aux parties un rapport d’expertise sur la destruction en vol, le 6 avril 1994, de l’avion présidentiel rwandais, événement déclencheur du génocide. Il ne s’agit pas d’un rapport des juges, mais d’un important élément versé au dossier d’instruction qui contient de très nombreuses autres informations.
Il n’est pas étonnant que les avocats des personnes mises en examen, sept officiers de l’armée rwandaise, aient relevé, lors d’une conférence de presse, les éléments du rapport qui semblent favorables à leurs clients, qu’ils en aient donné une lecture sélective et qu’ils aient affirmé que “la vérité a gagné”. Il est normal également que le gouvernement rwandais ait accueilli le rapport avec satisfaction et affirmé que cette “vérité scientifique” met un terme aux accusations portées contre lui.
Ce qui est nettement moins normal est la façon dont la presse et certains autres commentateurs ont immédiatement tiré des conclusions péremptoires et définitives, alors qu’ils n’avaient pas lu le rapport, couvert par le secret de l’instruction, et qu’ils ne pouvaient se baser que sur ce que les avocats des mis en examen en aient dit et, peut-être, sur leur propre intime conviction. Ils font ainsi dire au rapport ce qu’il ne dit pas, en l’occurrence que l’attentat a été commis par les FAR de Habyarimana. Des propos parfois très durs et définitifs ont été tenus. Ceux qui ont osé suggérer que le FPR pourrait être derrière l’attentat sont accusés de négationnisme et ceux qui n’adhèrent pas à ce qui semble être soudainement devenu politiquement correct sont violemment pris à partie, voire même intimidés.
1. LA PRESENTATION DU RAPPORT
Le rapport technique d’expertise balistique sur l’attentat de 1994 contre l’avion du président rwandais Habyarimana, présenté à Paris le 10 janvier aux familles des plaignants (l’équipage et les passagers du Falcon 50 abattu à Kigali le 6 avril 1994) et aux avocats de toutes les parties, oriente l’enquête vers des tirs de missile depuis le camp militaire de Kanombe, alors aux mains des Forces Armées Rwandaises (FAR), l’ancienne armée gouvernementale. «Le tir des deux missiles, dont le second a abattu l’avion, a pu avoir lieu depuis le camp Kanombé, à proximité des maisons des coopérants belges. La zone de tir que nous privilégions comprend le cimetière (…) et, plus vraisemblablement, le bas du cimetière», peut-on lire, en effet, dans un extrait du rapport publié sur le compte Twitter du journaliste indépendant Frédéric Helbert. Mais le rapport ne désigne pas les auteurs possibles de cette attaque.
Une équipe pour essayer de reconstituer les conditions de l’attentat.
En avril 2010, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux, qui ont succédé au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, désignent une équipe de cinq experts, géomètre, balistique, explosifs et incendie, rejoints plus tard par un acousticien, pour déterminer les lieux possibles des tirs ayant abattu l’avion présidentiel. Les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux se sont rendus au Rwanda avec les experts en septembre 2010 pour essayer de reconstituer les conditions de l’attentat. Aux experts, les juges ont demandé de reconstituer la trajectoire du Falcon 50 présidentiel, d’évaluer sa position au moment où il a été touché, de déterminer le type de missile utilisé, mais également les modes opératoires possibles, et de confronter le tout avec les témoignages et données topographiques.
Le camp militaire de Kanombé désigné comme lieu le plus probable du tir des missiles.
Selon les spécialistes, les missiles tirés seraient des Sa-16, de fabrication russe qui ont touché l’appareil sous l’aile gauche, non loin des réservoirs. L’impact a mis immédiatement le feu au Falcon. Les techniciens en balistique qui ont étudié les trajectoires possibles ont écarté quatre possibilités et en ont retenu deux, depuis le camp de Kanombé. L’acousticien a lui aussi eu un rôle prépondérant. Il a étudié l’entourage et la diffusion des sons sur le site pour affiner deux témoignages. Le premier est celui, bien connu, du Dr Massimo Pasuch, un médecin militaire belge qui dit avoir entendu ce soir-là un bruit de souffle et vu une traînée orange. Le second provient d’un militaire français, le colonel de Saint-Quentin. Cet officier, qui logeait lui-même dans le camp de Kanombé, a toujours dit avoir clairement entendu les départs des tirs. Or, selon l’expert, la ferme de Massaka, l’autre site évoqué pour organiser l’attentat est trop loin pour que le son ait été aussi clair aux oreilles du colonel. Si les missiles étaient partis de la colline de Masaka, ils n’auraient pas été entendus distinctement depuis Kanombé et le bruit serait parvenu aux témoins après qu’ils aient vu l’explosion de l’appareil. Les projectiles n’ont donc pu être tirés que depuis l’enceinte du camp ou à proximité.
Les premières déclarations des avocats des différentes parties.
Les avocats des sept proches de l’actuel président rwandais Paul Kagame, qui sont mis en examen dans cette affaire, ont interprété ce rapport comme une mise hors de cause et demandé aux juges d’instruction chargés de l’enquête de prononcer un non-lieu en leur faveur.
De son côté, Me Jean-Yves Dupeux, avocat de deux enfants du président Habyarimana, a affirmé que « Ce que dit l’expertise, c’est qu’en l’état des constatations, les tirs ne peuvent venir de Massaka, ce qui ne désigne pas pour autant le camp d’en face », à savoir celui d’extrémistes hutu. L’avocat de sa veuve, Me Philippe Meilhac, s’est montré aussi prudent sur les conclusions à tirer de cette expertise quant à l’identité des tireurs. « Il y a une forme de nouveauté par rapport au lieu de tir présumé des missiles qui ont abattu l’avion, mais il y a aussi un grand nombre de confirmations », a-t-il affirmé. Il a pris pour exemple les conclusions sur le modèle de missiles utilisé. Il s’agissait de missiles SA-16 de conception soviétique. « Les SA-16 sont faciles à transporter et on les tire à l’épaule, mais leur maniement requiert une grande expertise que ne possédait personne au sein des FAR [les Forces armées rwandaises, fidèles au pouvoir] », a dit Me Meilhac.
Les premières réactions du gouvernement rwandais.
Pour le gouvernement rwandais, ce rapport d’experts « rend justice » au Rwanda. « Il est clair pour tous désormais que l’attentat contre l’avion était un coup d’Etat mené par des extrémistes hutu qui voyaient d’un mauvais oeil les efforts de Habyarimana pour instaurer un dialogue avec la rébellion tutsi d’alors. Ces extrémistes hutu étaient assistés par leurs conseillers qui détenaient le contrôle du camp militaire de Kanombe », a commenté dans un communiqué la ministre des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, en ajoutant que son pays attendait un « non-lieu » pour les proches du chef de l’Etat rwandais Paul Kagame, encore inculpés dans le cadre de l’enquête française sur la mort de l’ex-président Habyarimana.
L’enquête n’est pas encore terminée.
L’enquête n’est pas encore terminée: s’il sait d’où les tirs sont partis, le juge Trevidic doit encore rechercher les auteurs de l’attentat, découvrir qui se trouvait, le soir du 6 avril, dans l’enceinte du camp de la garde présidentielle.
Le rapport conclut que les tirs ne peuvent techniquement venir des bases alors occupées autour de l’aéroport par les forces du Front Patriotique Rwandais (FPR) de Paul Kagame. Mais il ne désignerait pas formellement pour autant les soldats de l’armée gouvernementale de l’époque.
Les experts estiment aussi que les tireurs étaient très expérimentés, relançant l’hypothèse de l’intervention de spécialistes étrangers des missiles, qu’il s’agisse d’agents secrets ou de mercenaires. Pour les avocats des proches de l’actuel président (Paul Kagamé) mis en examen, Mes Maingain et Forster, il est possible qu’un petit groupe de militaires des FAR aient été suffisamment formés pour manipuler les lance-missiles. Mais, toujours selon eux, la piste la plus probable reste que les auteurs de l’attentat sont des militaires ou mercenaires étrangers.
Deux thèses s’affrontent jusque-là.
Le soir du 6 avril 1994, le Falcon 50 transportant le président rwandais Juvenal Habyarimana et son homologue burundais Cyprien Ntaryamira est abattu en phase d’atterrissage à Kigali par des missiles sol-air. Cet attentat est considéré comme l’acte déclencheur du génocide rwandais, qui a fait au moins 800.000 morts.
L’enquête du juge français Jean-Louis Bruguière a désigné en 2006 un commando du Front patriotique rwandais (FPR), la rébellion tutsi dirigée en 1994 par l’actuel président Paul Kagame, provoquant la rupture par Kigali des relations diplomatiques avec la France. Selon ces investigations, les hommes du FPR, les rebelles majoritairement tutsis en guerre ouverte depuis quatre ans contre le régime d’Habyarimana, se seraient infiltrés depuis le parlement rwandais à travers le dispositif des Forces armées rwandaises (FAR, loyalistes) sur la colline de Massaka, qui surplombe l’aéroport à l’est de la piste.
A l’inverse, un rapport d’enquête rwandais de 2009 affirme que les tirs sont partis depuis le camp militaire de Kanombe, importante base des FAR, jouxtant l’aéroport et la résidence présidentielle au sud-est, où il est « impossible d’imaginer » que le FPR ait pu s’infiltrer. La thèse rwandaise impute la responsabilité de l’attentat aux extrémistes hutus des FAR, qui auraient voulu se débarrasser du président Habyarimana, jugé trop modéré, pour faciliter un coup d’Etat.
Rupture et reprise des relations diplomatiques entre Kigali et Paris.
La présence d’un équipage français à bord de l’avion avait conduit à l’ouverture d’une enquête en France. L’enquête conduite par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière avait abouti au lancement en 2006 de neuf mandats d’arrêts contre des membres Front Patriotique Rwandais (FPR), proches du président Kagame.
Ces inculpations avaient entraîné la rupture des relations diplomatiques entre Kigali et Paris. La détente n’avait commencé qu’après la mise en examen (inculpation), en 2008, d’une proche du président rwandais, puis de six autres en 2010, conduisant à la levée des mandats. Deux autres personnes, l’une en fuite et l’autre probablement décédée, restent sous le coup de mandats d’arrêt français.
Une visite à Kigali du président français Nicolas Sarkozy, en février 2010, avait initié un processus de réconciliation, entériné par la venue de Paul Kagame à Paris, en septembre 2011. Symbolique et stratégique, le rapprochement entre les deux pays apparait convenable à tous les deux : d’une part, le dossier rwandais contribuait à brouiller l’image de la France sur le continent africain et, d’autre part, la baisse de confiance des Pays anglo-saxons pouvait sanctionner l’isolement international du Rwanda.
En février 2010, Nicolas Sarkozy reconnaissait à Kigali une « forme d’aveuglement » pour n’avoir pas perçu la « nature génocidaire » du régime d’Habyarimana, soutenu jusqu’au bout par Paris.
En retour, en visite officielle à Paris en septembre 2011, Paul Kagame assurait qu’il n’attendait pas « d’excuses » de la France, tandis que les mises en cause de hauts responsables français dans le génocide étaient mises en sourdine à Kigali.
2. LES ÉLÉMENTS DE PREUVE APPORTÉS PAR LES EXPERTS
Emmanuel Neretse fournit quelques précisions sur le terme Kanombe:
1. Kanombe – Commune: Il s’agit de la commune Kanombe, une des 144 communes de la République Rwandaise avant 2002.
2. Kanombe – Secteur: La commune de Kanombe était elle-même subdivisée en une dizaine de secteurs administratifs, dont le secteur Kanombe.
3. Kanombe – Domaine Militaire: C’est dans le secteur Kanombe qu’un grand domaine militaire d’une centaine d’hectares avait été délimité dès les années 1960. Ce domaine touche, à l’Est, le secteur Masaka dont il est séparé par un marais d’environ 1 km et au Sud, le secteur Busanza, tandis qu’à l’Ouest, il jouxte l’aéroport. Au Nord, il est délimité par le prolongement d’une route longeant la piste d’atterrissage. Jusqu’en avril 1994, le domaine comprenait:
a) – Une caserne militaire avec des bâtiments administratifs, des magasins, des ateliers, des garages, les logements des sous-officiers et hommes de troupes ;
– Un quartier officiers avec leurs résidences
– Un Hôpital.
b) Des champs et boisements consacrés aux Travaux Communautaires de Développement (Umuganda). Ces terrains s’étendaient après le quartier des officiers et en contre bas vers les marais séparant les secteurs Masaka-Kanombe et Busanza. Ces espaces (marais, champs et boisements de l’Umuganda) n’étaient pas clôturés ni gardés.
c) Un champ de tir aux armes légères : celui-ci était aménagé dans la vallée séparant le secteur Kanombe et Busanza.
d) Un cimetière militaire, situé sur le flanc de la colline de Busanza au Sud de la caserne. Il était accessible via la route longeant la piste de l’aéroport par le Sud. Le cimetière n’était ni clôturé ni gardé.
4. Kanombe : camp militaire.
Il s’agit de l’ensemble décrit au §3. a). Seul cet ensemble était clôturé et ses entrées contrôlées.
Seule la lecture minutieuse du rapport technique, notamment les coordonnées exactes d’où seraient partis les missiles, pourra indiquer si les experts ont désigné la caserne, les terrains et champs d’Umuganda, le champ de tir ou le cimetière.
La première lecture, même en diagonale du rapport, a révélé que le point désigné se situait bien dans le Domaine Militaire de Kanombe, mais pas au camp militaire, mais bien à l’extrême-Est du flanc de la colline Busanza, plus précisément dans les buissons situés entre la colline de Masaka, le quartier officiers, la vallée de Nyarugunga et le cimetière militaire de Kanombe.
Maintenant qu’il est établi que le missile qui a touché le Falcon 50 présidentiel a été tiré du Domaine Militaire de Kanombe, et que le même rapport reconnaît que deux missiles SAM 16 furent tirés dont un seul aurait atteint sa cible, espérons que les enquêteurs découvriront pourquoi les deux tubes-lanceurs furent découvert à 3 km plus loin sur la colline de Masaka séparé du lieu par un terrain vague et marécageux. Mais la réponse intéressante attendue est celle qui répondra à la question essentielle: «Qui a tiré sur l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994?».
Avec l’intégrité et le professionnalisme unanimement reconnus au juge Trévidic, l’on ose espérer l’obtenir un jour, pourvu que la passion et la politique ne viennent pas mettre les bâtons dans les roues du char de la Justice.
Les quatre certitudes dégagées par les experts.
Selon les premières informations recueillies par Jambonews, les experts ont dégagé quatre certitudes.
La première certitude est que l’avion a été abattu par un missile portable SA-16(SAM 16) de fabrication soviétique.
La deuxième certitude est qu’il y’a eu deux tirs, dont un missile qui a raté l’avion et un autre missile qui a touché l’avion.
La troisième certitude est que les réacteurs n’ont pas été touchés par les missiles et sont restés intacts.
La quatrième certitude est que c’est l’aile gauche de l’appareil qui a été touchée. L’analyse des débris de l’appareil démontre en effet que le missile a touché le réservoir dans l’aile gauche.
A partir de ces différents éléments, la mission des experts consistait à déterminer le lieu d’où les
missiles ont été tirés.
Au total 6 lieux possibles de l’origine des tirs ont été dégagés par les experts, qui ont procédé par élimination pour désigner le lieu le plus probable.
La position idéale d’un tireur expérimenté était, selon les experts, la position de Masaka (soit la ferme soit la vallée). Mais les experts ont jugé qu’une telle piste était à écarter en raison de deux éléments jugés déterminants.
Le premier élément est le récit de trois témoins de premier plan, un militaire français et deux médecins militaire belges présent ce jour-là au camp Kanombe et qui ont affirmé avoir entendu le soufflement des missiles. L’expert acoustique a estimé qu’il était impossible d’entendre le soufflement des missiles à partir de Masaka, situé à plus de 3km de là. Il estime qu’au vu de la distance, l’avion aurait déjà touché le sol avant d’entendre le souffle.
Le deuxième élément est l’impact du missile et l’occurrence que le missile ait touché l’aile gauche de l’appareil. En effet, selon les experts, les missiles suivent la chaleur de leur cible. Or, au moment où l’avion a été abattu, il avait déjà dépassé la colline de Masaka, ce qui signifie que si le missile était venu par derrière (et donc de Masaka), il aurait atteint le réacteur et non l’aile gauche de l’appareil. La conclusion des experts sur ce point étant donc que le missile est venu de l’avant avant d’atteindre l’aile gauche.
A la lumière de ces éléments jugés déterminants par les experts, ces derniers ont estimé que les missiles étaient donc « probablement » partis d’une des deux positions situées dans le camp militaire de Kanombe.
Autre éclairage apporté par les experts est que les Sams 16 utilisés pour abattre l’avion ont été utilisés par des spécialistes, car leur utilisation nécessite une formation poussée de minimum 50 à 60 heures et ils sont également formels pour dire qu’il y’avait deux tireurs.
A la fin de la présentation du rapport, le juge Marc Trevidic, qui a lu en alternance avec Nathalie Poux les conclusions des experts, a annoncé que chacune des parties avait désormais trois mois pour apporter ses observations sur le rapport d’expertise et éventuellement demander une contre-expertise.
Après avoir recueilli l’ensemble des observations, les juges Trevidic et Poux devront juger le rapport d’expertise à l’aune des autres éléments du dossier, principalement les nombreux témoignages. En attendant les conclusions de l’enquête des juges, aucune personne n’est disculpée, aucune personne n’est inculpée, ce qui n’est d’ailleurs pas le rôle des experts. Il appartiendra aux juges Trevidic et Poux, à l’issue de l’enquête de rendre un rapport complet au sujet de l’éventuelle implication des membres du FPR soupçonnés d’être à l’origine de cet attentat et, le cas-écheant, inculper d’autres suspects.
Colette Braeckman s’appesantit sur le bruit du souffle du départ des missiles.
Le docteur Massimo Pasuch, anesthésiste réanimateur et coopérant militaire belge au Rwanda, avait sa résidence dans l’enceinte du camp Kanombe. Les souvenirs du lieutenant colonel Pasuch sont toujours aussi vifs: «la baie vitrée de ma salle à manger s’ouvrait sur une vallée qui descendait vers une zone marécageuse sillonnée par les bras de la rivière Nyabarongo. C’était une zone peu fréquentée, dont l’accès nous en avait été interdit par les militaires depuis deux mois». Le médecin se souvient du fait que le repas du soir de ce 6 avril fut interrompu par un bruit bizarre: «j’ai entendu le souffle d’un départ de missile. Tous, nous avons vu deux traînées rouges qui zébraient le ciel. Quelques instants plus tard a retenti le bruit d’une énorme explosion et nous avons aperçu une boule de feu; elle s’est écrasée à 400 mètres de mon domicile. C’était l’avion du président Habyarimana». Pasuch continue: «Pour moi, il était certain que le tir était parti de cette zone marécageuse, où personne ne passait et où le commando a eu tout le loisir de prendre position et de se préparer». Pour l’officier, «il s’est agi d’une opération soigneusement montée, très technique, car il fallait atteindre un avion en plein vol, qui se trouvait en phase d’atterrissage. Seuls des professionnels peuvent réussir un coup pareil».
Le lieutenant colonel français Grégoire de Saint Quentin, dont la maison se trouvait dans le camp Kanombe, à proximité de la rangée où logeaient les Belges, confirme que lui aussi entendit le bruit de souffle, qui indiquait le départ des missiles.
Il apparaît que le bruit du souffle qui a accompagné le départ des missiles a représenté un élément essentiel de l’enquête du juge Trevidic. Sur les lieux, l’expert acousticien a reconstitué les conditions qui régnaient dans la soirée du 6 avril, retrouvant entre autres la direction et la force du vent. Il a ainsi pu retracer le périmètre dans lequel a pu être entendu le bruit du départ des projectiles et il a conclu que si, dans le camp Kanombe, plusieurs témoins se souviennent de ce mystérieux bruit de souffle, par contre, sur la colline de Masaka, longtemps désignée comme le lieu d’où le tir était parti, ce son là était inaudible.
3. LES RÉACTIONS DE L’OPPOSITION RWANDAISE
Faustin Twagiramungu, président du RDI-Rwanda Rwiza, rejette l’hypothèse d’une relation directe de cause – effet entre le lieu du tir dudit missile et l’identification automatique des extrémistes hutu, comme auteurs présumés du tir. Selon lui, il appartient désormais au juge antiterroriste Trevidic de faire la lumière non seulement sur le lieu du tir, mais aussi sur l’identification exacte des responsables de ce crime qui a déclenché le crime majeur qu’est le génocide rwandais.
Théogène Rudasingwa, ancien secrétaire général du FPR et ancien directeur de cabinet de Paul Kagame, après avoir rappelé d’avoir indiqué, le 1er octobre 2011, que Paul Kagame en personne lui avait dit qu’il était lui même responsable des tirs qui ont abattu l’avion le 6 avril 1994, a remarqué que le rapport affirme notamment que:
a) les experts penchent plus vers la version selon laquelle le missile qui a abattu l’avion serait parti des environs de Kanombe a Kigali et que b) les missiles étaient de fabrication russe et avaient été livrés par l’Ancienne Union Soviétique. A cet égard, il souligne ce qui suit:
1. Le fait que les missiles aient été tiré des environs de la zone de Kanombe ne signifie nullement que Kagame n’a pas commis le crime et
2. Le fait que les missiles étaient d’origine soviétique constitue un élément technique essentiel pour déterminer le véritable coupable.
Il réitère qu’il a déclaré à maintes reprises que Paul Kagame était le commanditaire de l’attentat et qu’il possède des éléments de preuve en appui, mais qu’il attend toujours d’être convoqué pour les donner au juge. Il espère que le juge Trévidic mettra ces trois mois à profit pour recueillir son témoignage aussi et l’intégrer dans son enquête, comme l’un des nouveaux éléments dans cette affaire.
Le Congrès national rwandais (CNR), animé par d’anciens compagnons d’armes du président Paul Kagame, et les Forces démocratiques unifiées (FDU), après avoir précisé que le rapport technique a enquêté sur six possibles sites de lancement des missiles, ont assuré toujours croire en la responsabilité du FPR dans l’attentat d’avril 1994. « Considérant le niveau d’infiltrations et de déploiements par la rébellion d’agents secrets dans la ville de Kigali et ses environs, nous ne doutons pas un instant que le FPR ait été en position de monter une telle opération dans la plupart des six points de tirs suspects » mentionnés par l’expertise, affirment-ils. D’après les deux organisations, il ya eu, dans le passé, plusieurs rapports contradictoires sur cette attaque terroriste et seule une enquête internationale composée par des experts de différents pays ouvrira la voie à une justice déniée.
4. LA PUBLICATION DU RAPPORT
Maintenant que le rapport d’expertise est disponible sur internet, une analyse peut être proposée. Elle débouche sur des conclusions bien moins tranchées que celles qu’on a pu entendre les dernières semaines.
Le rapport d’expertise réalisé dans le cadre de l’instruction ouverte en France le 27 mars 1998, à la suite d’une plainte déposée par la famille du pilote français décédé, Jean-Pierre Minaberry, sur la «destruction en vol du Falcon 50» de Juvénal Habyarimana, détermine le lieu probable du tir et confirme la nature des missiles employés le 6 avril 1994. En revanche, cette expertise de 328 pages, n’identifie pas les auteurs du crime.
Les experts retiennent six zones de tir potentielles. Trois de ces zones sont dans le secteur du camp militaire de Kanombe, qui abritait notamment le bataillon parachutiste et jouxtait la villa de Juvénal Habyarimana. La quatrième zone, dite «la porcherie», est également proche de la résidence présidentielle. Deux zones se situent dans la plaine de Masaka, alors également située en territoire contrôlé par les FAR.
Lors de leur déplacement au Rwanda, les experts entendent douze témoins et effectuent, dans les six zones retenues, les relevés géométriques, topographiques, acoustiques, nécessaires pour tester leurs différentes hypothèses. L’expertise aboutit aux conclusions suivantes :
– Détermination de l’arme utilisée: partant de 53 possibilités, l’expertise procède par élimination. Certaines armes sont écartées en raison de la date de leur mise en service, d’autres parce qu’elles ne correspondent pas au type d’impact relevé sur les débris de l’avion, ou bien qu’elles ne peuvent être utilisées de nuit. Seul le missile sol-air de fabrication soviétique SA16 est finalement retenu. Les experts précisent qu’il y avait deux tireurs, éloignés d’une vingtaine de mètres, chacun ayant tiré un missile. Ils rappellent enfin que «la mise en œuvre de ce matériel sol-air nécessite une préparation et un entraînement sérieux. Ce n’est pas un amateur ou un néophyte qui peut utiliser correctement ces missiles. 70 tirs d’entraînement, soit 50 à 60 heures, sont nécessaires pour une bonne compréhension du système d’arme, afin de devenir un tireur opérationnel».
– Détermination de la zone de tir la plus probable: les experts estiment que les positions de tirs de Masaka sont idéales: «C’est à partir de ces deux positions que la probabilité d’atteinte est la plus élevée de toutes les positions de tirs étudiées», relèvent-ils. Les positions de Kanombe sont moins bonnes: «La probabilité d’atteinte de l’avion est moins élevée que celle des configurations de tirs Masaka. Elle était, toutefois, suffisante pour que, sur les deux missiles tirés, l’un d’eux puisse toucher l’avion». Cependant, Masaka est finalement écarté: un tir depuis ce lieu aurait percé le réacteur gauche, et n’aurait pas percuté le dessous de l’aile car, lancé par derrière, le missile aurait été attiré par la chaleur émanant des trois réacteurs postérieurs de l’avion, notent les experts. Surtout, le tir n’aurait pas été entendu de la façon décrite par les témoins de référence du dossier, à savoir un couple belge et leurs invités, qui dinaient ce soir- là dans leur maison située à l’intérieur du camp militaire de Kanombe.
Le rapport conclut: «Le faisceau de points de cohérence qui se dégage des études que nous avons conduites nous permet de privilégier comme zone de tir la plus probable, le site de Kanombe. Dans cette zone s’inscrivent les positions 2 et 6, (…), c’est-à-dire le cimetière actuel et le bas du cimetière, sur un espace compris entre les façades arrière des trois maisons des ressortissants belges dont celle des époux Pasuch, et le sommet de la colline surplombant la vallée de Nyagarongo. Le fait que nous privilégiions ces deux positions ne signifie pas que les missiles n’ont pas pu être techniquement mis en oeuvre dans un périmètre un peu plus étendu. Nous considérons qu’une zone étendue vers l’Est et le Sud, de l’ordre d’une centaine de mètres voire plus, sous réserve d’avoir un terrain dégagé vers l’axe d’approche de l’avion, peut être prise en compte». Cette marge d’appréciation est importante, puisqu’elle permet d’envisager que les tireurs aient été postés à l’extérieur de l’enceinte du camp militaire de Kanombe.
Selon Filip Reyntjens, professeur à l’Université d’Anvers, le rapport d’expertise tente de donner des réponses à deux questions principalement: l’endroit d’où les missiles ont été tirés et le type des missiles utilisés. Deux données techniques autorisent les experts à désigner les endroits de tir les plus probables: d’une part, le point d’impact du missile qui a touché l’avion, d’autre part des données acoustiques sur le bruit du souffle de départ des missiles que des témoins ont entendu. Il faut noter que l’expert acousticien ne s’est pas rendu sur les lieux, mais a effectué une simulation sur un terrain militaire en France. Quant à l’endroit où l’avion a été touché, les experts se basent sur une approche normale, alors que l’avion aurait pu être dévié de sa trajectoire par le premier missile ou que le pilote aurait pu effectuer une manœuvre d’évitement, possibilité d’ailleurs signalée dans le rapport. Sur cette double base technique, l’expertise privilégie deux endroits à l’intérieur du domaine militaire de Kanombe, le cimetière et une position en bas du cimetière, tout en notant que la zone Masaka se situe dans le prolongement des endroits retenus.
Les experts estiment également que la position de Masaka est la meilleure de celles étudiées et que celles retenues offrent une probabilité d’atteinte de l’avion moins élevée, mais qu’elle était suffisante pour que, sur les deux missiles tirés, l’un d’eux puisse toucher l’avion. Plusieurs points doivent être notés à ce sujet. D’abord, contrairement à ce qu’ont affirmé de nombreux commentateurs, ces endroits ne se trouvent pas à l’intérieur du camp militaire de Kanombe (ce qui en toute probabilité désignerait les FAR), mais à la lisière d’un vaste domaine militaire d’une centaine d’hectares. Ce domaine n’était ni clôturé ni gardé. Les experts estiment en outre que le périmètre de lancement pourrait s’étendre vers l’Est ou le Sud, de l’ordre d’une centaine de mètres voire plus, ce qui situerait l’endroit de tir en dehors du domaine militaire.
Ensuite, deux importants témoins cités dans le rapport ont vu les traînées des missiles à travers la baie vitrée à l’arrière de la maison qui est située à la limite du domaine et qui est orientée vers la vallée de Masaka. Dans une déposition faite devant l’auditorat militaire belge le 13 avril 1994, une semaine après les faits, le colonel médecin Daubresse déclare qu’il a vu « regardant en direction de l’est (c’est-à-dire les environs de Masaka), monter de la droite vers la gauche, un projectile propulsé par une flamme rouge-orange » à une distance maximale de cinq km et une distance minimale d’un km (les deux endroits retenus par les experts se situent à 116 et 203 mètres respectivement de la maison). Cette observation est confirmée le même jour par son collègue le colonel médecin Pasuch. Ces deux témoins ne situent donc pas le départ des missiles à l’intérieur du domaine militaire, mais dans la direction de la vallée de Masaka.
Enfin, puisque le lieu dit « La Ferme » dans la vallée à côté de Masaka a été cité comme lieu de départ des missiles, il est étonnant qu’aucun témoin de Masaka n’ait été entendu par les experts ni dès lors que leurs déclarations aient été vérifiées du point de vue acoustique. Or en octobre 1994 des témoins de Masaka ont dit avoir vu les missiles partir des environs de « La Ferme », et cela à un moment où l’on ne se rendait pas compte de l’enjeu que constitue l’endroit de départ des tirs. On constate donc que l’expertise technique ne correspond pas forcément aux observations de témoins oculaires, et il appartiendra à l’instruction d’évaluer la force probante de ces données contradictoires.
Quant aux missiles utilisés, le rapport d’expertise conclut, par un processus d’élimination, à la probabilité qu’il s’est agi de SA16 d’origine soviétique. Les experts soulignent que leur conclusion n’est pas influencée par la découverte, près de « La Ferme » quelques semaines après l’attentat, de deux tubes de lancement de missiles SA16. Les experts notent que 50 à 60 heures de formation sont nécessaires pour pouvoir se servir de ces armes et qu’un novice ne peut pas mettre en œuvre un tel système. Or les anciennes FAR ne possédaient pas de missiles sol-air (elles avaient en vain tenté d’en acquérir), alors que le FPR s’en était servi pendant la guerre. Le juge Bruguière avait déjà établi que les missiles dont les lanceurs ont été trouvés près de « La Ferme » avaient été vendus par l’Union soviétique à l’Ouganda. Des sources haut placées dans l’armée ougandaise affirment qu’ils faisaient partie d’un lot plus tard cédé au FPR.
Ces quelques constats montrent simplement que ceux qui ont affirmé qu’avec le rapport d’expertise, « la vérité est connue » aiment les histoires simples. Filip Reyntjens conclut: «Même si je pense toujours que les faisceaux d’indications désignent plutôt le FPR que les FAR comme auteur de l’attentat, je ne prétends pas connaître la vérité. Ce sera aux juges Trévidic et Poux de décider, à l’issue de leur instruction, sur base de tous les éléments du dossier et –surtout- en toute indépendance, si oui ou non il sera nécessaire de transmettre le dossier pour poursuites éventuelles».
5. LES QUESTIONS QUI PERSISTENT APRES LE RAPPORT
André Guichaoua a l’impression que, après la publication de ce rapport, beaucoup de discours sont tenus un peu abusivement, alors qu’en l’état, le rapport même n’indique pas qui sont les auteurs, et ne disculpe pas non plus ceux qui étaient mis en cause jusqu’à maintenant. Ca ne veut pas dire que ça ne se fera pas, mais pour l’instant, on n’a pas ces éléments, et il faut respecter le rythme et les procédures de la justice.
Il y a des questions qu’il continue de se poser après ce rapport. Si on valide l’idée que ce sont donc des Hutus qui sont à l’origine de l’attentat du 6 avril 1994, il reste des zones d’ombre. Il y a deux thèses généralement évoquées à ce sujet. La première, c’est que la belle-famille du président serait à l’origine de l’attentat. Mais le seul qui aurait été en mesure d’organiser l’affaire, le colonel Elie Sagatwa, demi-frère de la veuve Habyarimana, est mort avec le président dans l’attentat. C’est donc difficile d’accorder du crédit à cette idée. La deuxième thèse, c’est celle des officiers extrémistes, mais le chef d’état-major est lui aussi mort dans l’attentat. A son sens, ce ne sont pas des « djihadistes », il ne pense pas qu’ils se soient sacrifiés pour leur cause. Il faudra donc avancer des éléments précis pour étayer ces thèses, et il les attend avec impatience.
Selon Hervé Cheuzeville, durant toute la fin des années 90 et jusqu’au début des années 2000, c’est bien la thèse d’un acte commis par les «extrémistes hutu» qui était considérée comme la plus crédible et qui était reprise par les grands médias internationaux.
Ce n’est que peu à peu que l’on a commencé à évoquer une autre possibilité: celle d’une action d’hommes du FPR, sur ordre de Paul Kagame. Il est vrai que cette version-là fut largement diffusée à la suite du travail accompli par le juge Bruguière, prédécesseur du juge Trévidic.
Afin d’essayer d’y voir clair, il convient de reprendre un certain nombre d’éléments importants.
1. Selon la thèse mettant en cause les «extrémistes hutu», le président Habyarimana aurait été assassiné car il avait fait de trop grandes concessions lors des négociations d’Arusha.
Les extrémistes, craignant de voir le FPR entrer au gouvernement de transition, auraient décidé de s’emparer du pouvoir. Pour cela, il fallait éliminer le président. Tous les témoins sur place confirment la panique et l’inorganisation qui régnaient au sein de ce qui restait du gouvernement rwandais dans les heures qui suivirent la mort d’Habyarimana. Ceux qui devaient prendre les rênes du pouvoir le lendemain avaient été visiblement pris au dépourvu par l’évènement. Leur état d’impréparation et d’inorganisation était total.
L’on sait qu’une telle opération ne s’improvise pas. Elle est toujours planifiée des semaines, voire des mois à l’avance. L’organigramme du nouveau pouvoir est généralement prêt avant même que le coup d’Etat n’ait eu lieu. Cela n’a pas été le cas au Rwanda le 6 avril 1994. Le sommet de l’Etat a été décapité par l’attentat et des hommes de seconde importance se sont retrouvés propulsés sur le devant de la scène sans y avoir été préparés, tel ce colonel Bagosora qui n’était que directeur du cabinet du ministre de la défense.
Par contre, l’offensive générale lancée par le FPR le soir même de l’attentat était loin d’être improvisée. L’on sait qu’une offensive générale doit nécessairement être minutieusement préparée, des mois à l’avance. La logistique, en particulier, doit être en place (carburant, munitions, moyens de transport et de communication). La coordination entre les différentes unités, entre les différents services, doit être scrupuleusement réglée. Et enfin, les hommes doivent être prêts et ils doivent se trouver rassemblés aux endroits voulus au moment voulu. Cette offensive générale du FPR ne peut donc pas avoir été décidée en réaction à la mort du président Habyarimana, mais bien avant, en prévision de cette mort.
2. Des éléments du FPR se trouvaient depuis des mois à Kigali, en vertu des accords d’Arusha. Ils étaient stationnés au CND, le parlement rwandais, et des convois escortés par les forces de l’ONU leur permettaient d’aller et venir entre le territoire occupé par le FPR, au nord du pays, et la capitale. Il n’est donc pas inconcevable de penser que des soldats du FPR, probablement déguisés en soldats gouvernementaux, aient pu s’approcher de l’aéroport afin de tirer des missiles contre l’avion en phase d’atterrissage.
3. Les missiles: il a été établi que ces missiles étaient d’origine soviétique.
Or, l’armée rwandaise n’en était pas équipée. Par contre, l’armée ougandaise en avait.
Rappelons ici que le FPR est une émanation de la NRA , l’armée du président ougandais Museveni.
C’est une faction de cette armée, composée de soldats et d’officiers d’origine rwandaise, portant l’uniforme ougandais, utilisant des armes provenant des armureries ougandaises, qui a attaqué le Rwanda, à partir du territoire ougandais, le 1er octobre 1990, déclenchant ainsi la guerre qui devait amener le FPR au pouvoir. Durant toute la durée de cette guerre, le FPR a disposé de bases en Ouganda, il a recruté en Ouganda et il a reçu son armement, son équipement et ses renforts de ce pays. Et-il donc inconcevable de penser que les missiles sol-air qui ont abattu l’avion du président Habyarimana aient été fournis au FPR par l’Ouganda?
4. Les conclusions du rapport d’experts du juge Trévidic indiquent que les missiles auraient été tirés depuis le camp militaire de Kanombe.
Selon la configuration topographique de Kigali, Kanombe n’est pas seulement un camp militaire. C’est avant tout un quartier de Kigali situé sur une colline dénommée Kanombe, se trouvant à proximité immédiate de l’aéroport. S’il est difficile d’admettre que des soldats du FPR aient pu tirer les missiles depuis le camp militaire de Kanombe, il est par contre possible qu’ils aient opéré depuis la colline de Kanombe. Cela ne contredirait en rien les conclusions du rapport d’experts.
Selon Bernard Lugan, ce rapport des experts techniques (balistique, acoustique, etc.,) mandatés pour savoir d’où furent tirés les missiles qui, le 6 avril 1994, abattirent en vol l’avion du président Habyarimana, ne constitue qu’un élément du volumineux dossier concernant l’assassinat du chef de l’Etat rwandais. Simple étape dans la procédure, il ne permet aucune extrapolation car il ne dit pas qui a, ou qui n’a pas, abattu l’avion présidentiel.
Revenons-en donc aux seuls faits.
Le 6 avril 1994 vers 20h 30, alors qu’il allait atterrir à Kigali, l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana fut abattu par deux missiles portables SAM 16 dont les numéros de série étaient respectivement 04-87-04814 et 04-87-04835; or, comme cela a été établi devant le TPIR, l’armée rwandaise ne disposait pas de tels missiles.
La traçabilité de ces engins a été reconstituée: fabriqués en URSS, ils faisaient partie d’un lot de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’armée ougandaise quelques années auparavant. Pour mémoire, Paul Kagamé et ses principaux adjoints étaient officiers supérieurs dans l’armée ougandaise avant la guerre civile rwandaise et de 1990 à 1994, l’Ouganda fut non seulement la base arrière mais aussi l’arsenal de l’APR.
Depuis cet attentat, deux thèses s’opposent :
1) Celle de l’attentat commis par des «extrémistes hutu» qui auraient assassiné le président qui était à bord de l’avion, afin de pouvoir déclencher un génocide qu’ils avaient programmé et préparé.
La principale faiblesse de cette thèse est que le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a, dans tous ses jugements concernant les «principaux responsables du génocide», que ce soit en première instance ou en appel, clairement établi qu’il n’y avait pas eu entente pour commettre ce génocide et qu’il n’avait donc pas été programmé.
2) Celle d’un attentat commis par le FPR sur ordre du général Kagamé afin de décapiter l’Etat rwandais et disposer d’un prétexte pour prendre militairement le pouvoir. Ethno-mathématiquement parlant, les élections prévues sous supervision de l’ONU allaient en effet donner une victoire automatique aux Hutu (+ – 90% de la population) sur les Tutsi (+-10%) et cela en dépit de leurs divisions. Cette thèse est notamment celle du juge Bruguière.
Le document remis aux parties par les juges Trévidic et Poux le 10 janvier remet-il en question cet exposé du dossier?
Non, car la seule nouveauté qu’il contient concerne le lieu du tir des deux missiles. Selon le rapport d’expertise, ce lieu se situerait «probablement» dans le site de Kanombe, soit à une distance d’à peine deux à trois kilomètres de la ferme de Masaka identifiée, d’après plusieurs témoignages, comme point de tir par le juge Bruguière.
En ce qui concerne le camp Kanombe, il n’était pas le «sanctuaire» de la garde présidentielle, dont le cantonnement principal était situé au centre ville de Kigali, face au CND, casernement de l’APR depuis la signature des Accords d’Arusha. C’était un vaste espace en partie clôturé par deux rangs de barbelés souvent détendus, ouvert vers Masaka sur des friches et des taillis. On y pénétrait facilement à condition de ne pas franchir l’entrée principale. Ceci pour dire qu’effectivement, il n’est pas exclu qu’un commando FPR ait pu s’y introduire.
Les juges Trévidic et Poux vont maintenant devoir confronter ce rapport d’expertise aux autres éléments du dossier. Ils vont ainsi et notamment devoir résoudre la question des étuis des deux missiles trouvés à Masaka. Ils vont également devoir comparer le rapport d’expertise aux témoignages contenus dans le dossier du juge Bruguière et qui donnent avec une grande précision et une impressionnante quantité de détails le lieu du tir, à savoir Masaka, ainsi que les noms des deux tireurs et des membres de leur escorte, ainsi que le déroulé minuté de l’action.
Ce ne sera qu’à l’issue de leur enquête, au minimum dans plusieurs mois, que les juges rendront leur rapport final. Jusque là, tout n’est que spéculation, désinformation, propagande, en un mot «enfumage».
Johan Swinnen, ambassadeur de Belgique au Rwanda durant les années tragiques (1990-1994), a accepté de livrer son analyse à Le Vif/L’Express.
– Question: Ce rapport incriminerait davantage les extrémistes hutu que les rebelles tutsi du FPR, aujourd’hui au pouvoir. Qu’en pensez-vous?
– Réponse: Ce n’est qu’un rapport intermédiaire. Extrapoler comme le font certains en désignant déjà les tireurs, c’est inacceptable. Les extrémistes hutu, peut-être. Mais je n’exclus pas un scénario organisé par le FPR. Voulait-il s’emparer de tout le pouvoir? Comme il était minoritaire, il ne voulait pas entendre parler d’élections, pourtant inscrites dans les accords d’Arusha de 1993.
Le problème aujourd’hui, c’est que le débat est tronqué. Quiconque émet une nuance, ou formule une question, se fait vite taxer de révisionniste et de négationniste. J’en ai assez de ces antagonismes plus idéologiques que factuels entre experts, politiques, diplomates, Rwandais ou Européens. La meilleure méthode serait une enquête objective et internationalement mandatée.
– Q.: Le génocide était-il planifié selon vous?
– R.: Dans mes rapports début 1994, je n’ai jamais utilisé le terme «génocide». Par contre, j’ai souvent évoqué le risque d’une déstabilisation tragique, à cause des milices, des distributions d’armes, des ravages causés par la radio RTLM, sans compter la radicalisation liée à l’assassinat en octobre 1993 du président burundais Melchior Ndadaye, premier Hutu à être démocratiquement élu.
Q.: Mais comment expliquez-vous alors l’ampleur des massacres?
R.: La tension était à son comble. Les rebelles du FPR avaient provoqué le déplacement de plus d’un million de personnes, qui vivaient dans des conditions innommables. Ils sont tous tombés dans le piège de la radicalisation et de l’extrémisme. La haine était partagée entre Hutu et Tutsi! Je suis le seul diplomate à m’être rendu à Mulindi pour dire à Kagame qu’il devait également faire taire sa radio Muhabura, si je voulais avoir des chances de succès dans mes démarches à l’égard de la RTLM. Muhabura était aussi une radio de la mort. Mais, à l’époque, les organisations des droits de l’homme ne cherchaient que d’un seul côté. Mais ne nous trompons pas et ne banalisons surtout pas. Ce sont les extrémistes hutu qui ont commis le génocide. Comment en sont-ils arrivés là? Quelles ont été les responsabilités du FPR? Il faut pouvoir poser ces questions.