Rapport Human Rights Watch, 31 mai 2011 (2ème Partie)
SOMMAIRE:
IV. CONCILIER LES PRATIQUES DE RESOLUTION DE CONFLIT COMMUNAUTAIRES AVEC LES NORMES DE PROCES EQUITABLE
A. Les droits internationaux à un procès équitable limités dans les juridictions gacaca
– Le droit à un avocat
– Le droit à la présomption d’innocence
– Le droit d’être informé des chefs d’accusation
– Le droit de présenter une défense
B. Protection contre la double incrimination
C. Le droit d’être présent à son propre procès
D. Le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement
E. Qualifications, formation, rémunération et destitution des juges
F. Charge de la preuve et normes de preuve
G. Détermination des peines et des réparations
– Réclusion criminelle à perpétuité
– Travaux d’intérêt général
– Indemnisation
IV. CONCILIER LES PRATIQUES DE RESOLUTION DE CONFLIT COMMUNAUTAIRES AVEC LES NORMES DE PROCES EQUITABLE
Le gouvernement rwandais a choisi le système gacaca parce qu’il permettrait la tenue de procès à la fois rapides et informels. Néanmoins le gouvernement a dû faire face à la lourde tâche de concilier ces avantages avec des normes plus formelles de procès équitable inscrites dans le droit rwandais et dans les traités internationaux auxquels le Rwanda est un État partie. Le gouvernement a fait un certain nombre de compromis substantiels, en particulier en ce qui concerne les droits des accusés, les qualifications des juges et les normes juridiques applicables.
Human Rights Watch estime toutefois que ces compromis n’ont pas protégé suffisamment les droits des parties et ont conduit dans de nombreux cas à des procès inéquitables.
A. Les droits internationaux à un procès équitable limités dans les juridictions gacaca
La constitution rwandaise, les lois nationales et les traités internationaux auxquels le Rwanda est un État partie garantissent certains droits basiques à un procès équitable. Il s’agit notamment du droit à un avocat, le droit d’être présumé innocent, le droit à être informé des charges qui pèsent sur la personne et d’avoir suffisamment de temps pour préparer sa défense, le droit d’être présent à son procès et de se confronter aux témoins, le droit à ne pas s’accuser soi-même, le droit de ne pas être jugé deux fois pour le même crime et le droit de ne pas être exposé à une arrestation et une détention arbitraires.
Le gouvernement rwandais a tenté de garantir certains de ces droits mais en a modifié d’autres, tels que le droit d’avoir suffisamment de temps pour préparer sa défense. D’autres droits, tels que le droit à un avocat, ont été entièrement sacrifiés afin de parvenir à une résolution rapide des affaires. En 2009, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a conclu que le système gacaca ne fonctionnait pas en accord avec les règles fondamentales de procès équitable.
Le Comité a soulevé des préoccupations particulières à propos de la protection des droits de l’accusé et de l’impartialité des juges. La Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Louise Arbour, a exprimé des préoccupations relatives au respect des procédures lors de sa visite au Rwanda en mai 2007, évoquant la « précipitation inquiétante » des procès, le manque de formation juridique pour les juges gacaca, et les lourdes peines infligées aux personnes condamnées. Le gouvernement rwandais a pour l’essentiel ignoré ces critiques et a exprimé clairement, dans des discussions avec les bailleurs de fonds et les organisations de défense des droits humains, que le respect de ses obligations internationales dans ce contexte n’était pas sa toute première priorité.
Le droit à un avocat
Tant le droit rwandais que le droit international garantissent le droit à l’assistance d’un avocat. Les juridictions gacaca restent une exception à cette règle, l’accusé n’ayant aucun accès à un conseil à aucun moment de la procédure. Le droit à un conseil n’est pas expressément réduit dans aucune des lois gacaca, mais le SNJG a précisé à maintes reprises que cette représentation n’était pas autorisée.
Le gouvernement a justifié sa décision d’exclure les avocats de la défense des tribunaux gacaca par trois motifs. Premièrement, le nombre élevé de personnes accusées rendrait impossible qu’elles aient toutes des avocats sans retarder considérablement les procès. Deuxièmement, les avocats pourraient indûment influencer les juges non-professionnels gacaca qui ont une compréhension limitée de la loi. Troisièmement, la participation de la communauté locale aux procès suffirait à garantir un procès équitable parce que les membres de la communauté pourraient prendre la parole si un témoin mentait et ils pourraient interroger les témoins.
Le droit à la présomption d’innocence
La Constitution rwandaise, le Code rwandais de procédure pénale, le PIDCP et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) auxquels le Rwanda est également un État partie, garantissent tous qu’une personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle soit déclarée coupable. Toutefois, ce droit fondamental n’a pas toujours été respecté dans les procès gacaca.
De hautes autorités du gouvernement rwandais et des médias pro gouvernementaux ont dans certains cas, à plusieurs reprises et publiquement, qualifié des personnes de coupables de crimes liés au génocide avant que leurs procès gacaca ne soient terminés et, dans certains cas, avant même que des personnes ne soient formellement mises en accusation dans des juridictions gacaca. Le plus souvent, cela s’est produit dans des affaires médiatiques contre des opposants politiques. Pareilles déclarations ont créé une atmosphère dans laquelle il était difficile de garantir qu’une personne serait présumée innocente et serait jugée sur la seule base des preuves présentées à son procès.
Il en va de même pour les personnes accusées de « sectarisme » (plus communément appelé le «divisionnisme») et d’ «idéologie génocidaire», notions définies en termes vagues par la loi, qui vise à interdire les idées, déclarations ou conduites pouvant entraîner une animosité ou des violences ethniques. La campagne du gouvernement pour dénoncer des personnes soupçonnées de ces crimes a davantage remis en cause la mesure dans laquelle une personne devant être jugée peut effectivement bénéficier d’une présomption d’innocence.
Les autorités gouvernementales ont utilisé ces accusations — ainsi que des accusations de « révisionnisme », « négationnisme » et « minimisation grossière du génocide », trois délits proscrits par la Constitution rwandaise et par une loi de 2003 sanctionnant le génocide — comme des outils pour étouffer le débat sur des questions sensibles, pour réduire au silence les opinions indépendantes et les critiques et pour poursuivre les opposants politiques.
Les personnes réclamant justice pour les victimes de crimes commis par des militaires du FPR en 1994 ou qui ont tenté de s’opposer au parti au pouvoir lors de l’élection présidentielle de 2010 ont dû faire face à des dénonciations publiques et, dans certains cas, à des accusations criminelles formelles. Des représentants du gouvernement ont accusé publiquement de « divisionnisme » et « idéologie génocidaire » les opposants politiques Victoire Ingabire (Présidente du parti d’opposition FDU-Inkingi) et Bernard Ntaganda (Président du parti d’opposition PS-Imberakuri) ainsi que Déogratias Mushayidi, détracteur véhément du gouvernement. Tous trois ont été ultérieurement mis formellement en accusation pour ces crimes.
Les lois sur le «divisionnisme» et l’«idéologie génocidaire» ont eu un effet dissuasif sur le respect de la présomption d’innocence, ainsi que de la liberté d’expression.
Le droit à la présomption d’innocence signifie aussi qu’un tribunal ne doit pas décider par avance si l’accusé est coupable, ni le traiter comme s’il était coupable, quelle que soit la probabilité de la condamnation. Pourtant Human Rights Watch a documenté des dizaines d’affaires dans lesquelles les juges ont fait preuve de notions préconçues de culpabilité ou ont traité la personne accusée comme si elle était coupable dès le début du procès. Human Rights Watch a aussi observé des procès où les juges ont fait preuve de partialité envers les accusés ou les témoins à décharge.
Le droit d’être informé de l’affaire et d’avoir du temps pour préparer sa défense
En vertu de la Constitution rwandaise, du Code de procédure pénale du Rwanda et du PIDCP, les droits d’un accusé à un procès équitable comprennent le droit à être informé des accusations portées contre lui ou elle, et le droit de disposer du temps suffisant pour préparer sa défense. Dans les procès gacaca, ces droits n’ont pas toujours été respectés: de nombreux accusés n’ont pas reçu l’avis prescrit par la loi sur les affaires en cours contre eux, n’ont pas reçu des informations suffisantes préalables au procès sur les charges pesant contre eux, et n’ont pas eu assez de temps pour préparer leur défense. De nombreux accusés n’ont eu connaissance de la véritable nature des allégations portées contre eux que le jour de leur procès.
Procédure d’assignation
Selon la loi, la juridiction gacaca doit délivrer une assignation formelle à toute personne appelée à comparaître à un procès. L’assignation devrait indiquer les informations suivantes: si la personne est citée à comparaître comme accusée ou comme témoin ; si la personne est incarcérée et, si ce n’est pas le cas, l’adresse de la personne ; les charges qui pèsent contre la personne et la catégorie des crimes présumés ; et l’heure, la date et le lieu de l’audience. La citation devrait être signée par le secrétaire de la juridiction gacaca et contresignée par la personne à laquelle elle est adressée au moment où celle-ci la reçoit.
La citation devrait être délivrée à une personne accusée à son domicile actuel ou à son dernier lieu de résidence connu sept jours au moins avant la date prévue pour la comparution de la personne devant une juridiction gacaca. Si la personne reçoit la citation moins de sept jours avant l’audience, le tribunal devrait automatiquement reporter l’audience et délivrer une nouvelle citation qui respecte le délai prescrit.
Non-respect des procédures d’assignation
Dans certains cas, une simple erreur a pu expliquer pourquoi un accusé n’avait pas reçu de citation, en accord avec la procédure exigée. Occasionnellement, des autorités locales ou gacaca n’ont pas remis les citations à l’accusé ou à son lieu de résidence, et les ont plutôt données tout simplement à des proches ou des amis pour qu’ils les remettent à l’accusé. Dans d’autres cas, l’absence d’envoi d’une citation a pu être délibérée dans le but de déclencher une inculpation, étant donné que les tribunaux sont censés rendre une décision en l’absence de l’accusé si il ou elle ne se présente pas trois fois de suite.
Certaines personnes accusées ont reçu une notification de prochaines audiences gacaca par message texte SMS, parfois sans recevoir de citation écrite. Human Rights Watch a documenté de nombreux cas dans lesquels les citations ont été délivrées moins de sept jours avant l’audience, ce qui a compromis la capacité de l’accusé à préparer sa défense. Le plus souvent, les citations ont été délivrées la veille du jour où la personne devait comparaître devant le tribunal gacaca. Les détenus étaient les plus susceptibles de recevoir leur citation tardivement. Dans certains cas, les détenus n’ont eu connaissance du procès que le matin de la date prévue de leur comparution. Dans un cas, un détenu n’a réalisé pour la première fois qu’il devait comparaître devant un tribunal gacaca que lorsqu’un gardien de prison est venu lui dire de monter dans le véhicule de la prison. L’homme a demandé que l’audience soit reportée, mais le juge-président a refusé et le procès s’est poursuivi. Il a été reconnu coupable et condamné à une peine de « réclusion criminelle à perpétuité ».
Insuffisance des informations fournies sur les accusations portées
Dans de nombreux cas, les assignations ne contenaient pas suffisamment d’informations sur les charges pesant sur l’accusé, comme requis par la loi. Dans la plupart des cas où Human Rights Watch a détecté des irrégularités, la ligne « accusations » était tout simplement laissée en blanc, la personne accusée restant dans l’ignorance des accusations portées contre elle. Lorsque les charges étaient spécifiées, elles consistaient souvent en accusations générales telles que «génocide» ou «meurtre» sans aucun détail sur l’incident ou le crime spécifiques. Des informations aussi vagues ne permettaient pas à l’accusé de préparer sa défense avant son procès.
D’autres informations importantes ont fait défaut dans certaines citations, notamment la catégorie des crimes dont la personne était accusée et le lieu de l’audience gacaca.
Dans plusieurs cas particulièrement troublants, des personnes ont été informées qu’elles devaient comparaître comme «témoin» dans le procès de quelqu’un d’autre et n’ont découvert qu’en arrivant à l’audience qu’elles étaient elles-mêmes mises en accusation. Certains de ces cas mettent en évidence le risque encouru par les témoins.
Lorsque des personnes n’ont pas reçu d’informations suffisantes sur les allégations portées contre elles ou lorsqu’elles ne savaient pas si des accusations étaient en instance contre elles, elles se sont parfois adressées au coordinateur de district, aux juges gacaca, ou à des autorités locales de leur région pour obtenir des renseignements supplémentaires.
Dans certains cas, les autorités ont volontiers fourni aux personnes les informations qu’elles demandaient. Dans d’autres cas, les personnes ont été obligées de payer pour obtenir des informations sur les accusations portées contre elles, même si un paiement n’était pas légalement requis. Dans ces cas, le paiement équivalait à un pot-de-vin en échange des informations demandées. Par exemple, dans une région proche de Gitarama, une agricultrice a vendu la seule vache qu’elle possédait pour payer plusieurs juges gacaca afin qu’ils lui disent si des accusations de génocide avaient été portées contre elle. De même, des autorités gacaca ont réclamé à un étudiant d’université à Kigali un paiement de 50 000 francs rwandais (environ 82 USD) pour savoir s’il y avait une affaire pendante contre lui.
Refus de reporter des audiences afin de donner à l’accusé suffisamment de temps pour préparer sa défense
Human Rights Watch a documenté de nombreux cas où l’accusé a demandé une prolongation de délai pour obtenir des documents ou pour garantir la comparution de témoins à décharge. Certaines juridictions gacaca ont accordé plus de temps, mais d’autres ont refusé et poursuivi le procès.
Dans un certain nombre de cas d’appel, le condamné n’avait pas reçu de copie du jugement de première instance ou n’avait pas eu assez de temps pour l’examiner avant l’audience d’appel.
Le droit de présenter une défense
Le fait que de nombreux accusés n’apprennent les allégations précises portées contre eux que le jour du procès entrave leur capacité à préparer leur défense et à trouver des témoins à décharge. Cela est particulièrement inquiétant étant donné que la plupart des poursuites menées pour génocide au Rwanda reposent presqu’entièrement sur des dépositions de témoins.
La campagne du gouvernement contre le «divisionnisme» et l’«idéologie génocidaire» s’est révélée être un obstacle important à l’obtention de témoignages à décharge dans les tribunaux gacaca. Un certain nombre de personnes interrogées par Human Rights Watch ont exprimé la crainte qu’elles pourraient être accusées d’«idéologie génocidaire» et emprisonnées si elles prenaient la défense de personnes accusées ou si elles dénonçaient les faux témoignages de rescapés. Étant donné que l’idéologie génocidaire est passible de jusqu’à 25 ans d’emprisonnement, ou de prison à perpétuité pour les récidivistes et les personnes reconnues coupables de génocide, les risques perçus étaient élevés et peu susceptibles d’inciter des voix isolées à se présenter pour la défense. Des autorités de l’État et des membres éminents de la communauté ont occasionnellement intimidé ou tenté d’influencer des témoins et leurs dépositions, entravant encore davantage les efforts pour obtenir des témoins à décharge.
Human Rights Watch a documenté un certain nombre de cas dans lesquels les tribunaux ont fait obstacle au droit d’un accusé à convoquer des témoins pour sa défense, notamment en refusant d’entendre des témoins à décharge qui étaient physiquement présents ou en rejetant la demande de l’accusé de citer des témoins à décharge potentiels. Une notification tardive de la date du procès à de nombreuses personnes accusées et se trouvant en détention a compromis gravement leur capacité à garantir la comparution de leurs témoins au procès.
Le droit de témoigner pour sa propre défense et le droit de ne pas témoigner contre soi-même
Le PIDCP garantit à une personne accusée le droit « à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable ».
La loi gacaca de 2004 omet de garantir ce droit, étant donné que son préambule stipule que tous les Rwandais ont l’obligation légale de témoigner. L’article 29 ajoute que : « Toute personne qui omet ou refuse de témoigner sur ce qu’elle a vu ou sur ce dont elle a connaissance, de même que celle qui fait une dénonciation mensongère, est poursuivie par la Juridiction Gacaca qui en a fait le constat. » Les peines de prison vont de trois à six mois, avec des peines plus longues pour les récidivistes. Bien que l’article 29 ne mentionne pas expressément les obligations des accusés, ils étaient normalement censés témoigner pour leur propre défense et le droit à garder le silence au procès ne leur a pas été accordé. Exiger de l’accusé qu’il témoigne a de fait renversé la présomption d’innocence en faisant en sorte qu’il revienne à l’accusé de prouver qu’il n’a pas commis les crimes allégués.
Le gouvernement a mis en œuvre un certain nombre de programmes incitant les personnes accusées, en particulier les détenus, à avouer les crimes qui leur étaient reprochés. La loi gacaca offrait des peines sensiblement réduites aux personnes qui avouaient, à savoir des peines de prison plus courtes, la possibilité de purger une partie de la peine sous forme de travaux d’intérêt général (ou « TIG »), et des remises de peines. Si un nombre important de détenus ont avoué leurs crimes au début, seulement un tiers d’entre eux l’avaient fait à 2002. Toutefois, cette proportion a augmenté au cours des années suivantes, avec plus de la moitié de la population carcérale ayant avoué à la fin 2004.
Dans de nombreuses régions du pays, les autorités pénitentiaires, avec l’encouragement du gouvernement et des autorités judiciaires, ont organisé des comités pour entendre les aveux des détenus, avant même le début du processus gacaca.
Elles ont même invité les chrétiens évangéliques à faire du prosélytisme dans les prisons pour essayer de persuader les prisonniers d’avouer. En plus de la perspective de réductions de peines, les personnes qui avouaient pourraient bénéficier de meilleures conditions de détention et de la promesse d’une libération anticipée.
Pour être acceptés, des aveux devaient comporter les noms des victimes et des complices, ainsi qu’une description détaillée des crimes commis. Le refus d’impliquer nommément d’autres individus pouvait être un motif de rejet des aveux. Les divers avantages offerts aux prisonniers qui avouaient ont conduit à une vague d’aveux partiels et même faux. Certains prisonniers étaient prêts à avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis, des délits mineurs quand d’autres crimes avaient en fait été commis, et à dénoncer d’autres personnes à tort.
Encourager les aveux était un moyen évident de réduire l’arriéré des cas liés au génocide, mais les circonstances dans lesquelles de nombreux prisonniers ont avoué ont signifié que les informations qu’ils ont fournies étaient souvent peu fiables.
Si un tribunal gacaca constatait plus tard qu’une personne avait fait des aveux partiels ou avait avoué des crimes qu’elle n’avait pas commis, il pouvait prononcer des peines de prison sévères et exclure la personne de la participation au programme de TIG. De fait, un certain nombre de prisonniers ont été remis en prison au motif que leurs aveux étaient incomplets.
B. Protection contre la double incrimination
La plupart des systèmes juridiques acceptent le principe général selon lequel un accusé ne peut être jugé deux fois pour la même infraction (connu sous le nom de « double incrimination »), sauf si de nouvelles preuves sont révélées ou bien s’il existe des preuves que le premier procès comportait une erreur judiciaire. La protection contre la double incrimination prévoit pour les personnes accusées la garantie qu’une fois jugée, l’affaire est terminée.
Les accusations liées au génocide peuvent revêtir de multiples aspects, impliquant potentiellement un certain nombre d’actes criminels distincts qui peuvent avoir été commis à différents moments et en différents endroits. Cela peut rendre difficile de distinguer clairement entre les cas impliquant une violation du principe de la double incrimination et les cas où une personne est accusée dans des affaires distinctes avec des infractions sans rapport entre elles. Toutefois, tant le ministre de la Justice que la secrétaire exécutive du SNJG ont reconnu que des dizaines de personnes traduites à plusieurs reprises devant des juridictions gacaca ont subi une violation de leur droit à être protégées contre la double incrimination.
Vide juridique relatif à la double incrimination
En théorie, les recours en appel contre les jugements des tribunaux classiques devraient être jugés par des cours d’appel classiques. De même, les décisions rendues dans les juridictions gacaca devraient être tranchées par des cours d’appel gacaca.
Toutefois, la loi gacaca de 2004 a prévu une exception à cette règle et donné aux tribunaux gacaca le pouvoir de poursuivre des personnes pour des crimes pour lesquels elles avaient déjà été jugées par des tribunaux classiques de première et deuxième instances, indépendamment du fait qu’elles aient été condamnées ou acquittées. Sans explication, la loi stipule simplement que tout désaccord entre les jugements de deux tribunaux dans la même affaire devrait être résolu par la cour d’appel gacaca.
Les juges, entre autres personnes, ont pris conscience des risques de la double incrimination dès 2005 lorsque des tribunaux gacaca ont commencé à mener des enquêtes et des poursuites contre des personnes déjà jugées par des tribunaux classiques.
En mai 2008, le Parlement a amendé la loi afin de combler le vide juridique. Selon la nouvelle loi, les affaires jugées par les tribunaux gacaca ne peuvent faire l’objet d’un appel que devant des cours d’appel gacaca dans la même juridiction, et les affaires jugées par des tribunaux classiques ou militaires peuvent seulement être révisées par leurs cours d’appel respectives.
Toutefois, la loi était mal rédigée, laissant toujours un vide juridique. Les affaires jugées par des tribunaux classiques en première instance qui n’ont pas fait l’objet d’un appel au plus haut niveau peuvent être ramenées devant un tribunal gacaca, même après que la date limite pour faire appel ait expiré dans les tribunaux classiques.
Affaires impliquant une violation du principe de la double incrimination
Le SNJG a parfois rappelé aux juges gacaca qu’ils ne devaient pas juger des affaires qui avaient déjà fait l’objet d’un jugement devant les tribunaux classiques, et qu’ils devaient examiner si les allégations formulées dans les deux affaires étaient identiques, afin de déterminer s’il convenait ou pas de statuer sur l’affaire. Dans un certain nombre d’affaires, toutefois, des tribunaux gacaca ont rejeté l’argument selon lequel une affaire devrait être rejetée parce que l’accusé avait déjà été poursuivi pour la même infraction. Human Rights Watch a aussi documenté des cas où des accusés ont été jugés deux fois par la même juridiction gacaca, ou par une juridiction gacaca voisine, sur des chefs d’accusation identiques. Habituellement, la deuxième affaire a été introduite après que la personne ayant formulé les accusations n’ait pas été satisfaite du verdict d’origine. Des violations du principe de la double incrimination se sont également produites de façons plus subtiles dans une tentative pour circonvenir l’interdiction de poursuites répétées. Dans certains cas, les personnes accusées se sont retrouvées devant des chefs d’accusation légèrement modifiés ou de nouveaux témoins qui n’avaient pas témoigné dans l’affaire d’origine.
C. Le droit d’être présent à son propre procès
Le Rwanda autorise les procès in absentia, c’est-à-dire des procès où l’accusé est absent. La justification de ces procès est que des individus ne devraient pas être en mesure de se soustraire à la justice en ne se présentant pas à leur procès. Cette pratique est une procédure standard dans les pays de droit civil et a généralement été acceptée comme licite au regard du droit international, pour autant que certaines procédures soient suivies. Le Comité des droits de l‘homme de l’ONU a insisté sur deux exigences de procédure: premièrement, l’accusé doit être dûment informé du procès et, deuxièmement, le tribunal doit impérativement protéger tous les droits de l’accusé à une procédure équitable.
Au cours des quelques dernières années, les tribunaux gacaca ont poursuivi des centaines, voire des milliers, de personnes en leur absence. Non pas nécessairement que cela ait été fait en violation de la loi, mais étant donné que les tribunaux gacaca négligent souvent de protéger certains droits fondamentaux, les procès in absentia sont particulièrement problématiques.
Procès in absentia pour des raisons politiques
Dans un certain nombre de cas, apparemment motivés politiquement, des personnes ont soudain appris que des tribunaux gacaca les avaient condamnées in absentia. Certaines affaires impliquaient des allégations qui avaient surgi plutôt récemment, et qui n’avaient pas été soulevées durant la phase nationale de collecte d’informations (2002-2004). D’autres semblent être le fait d’autorités judiciaires rwandaises visant à obtenir la détention d’un suspect vivant à l’étranger. Dans certains cas, des griefs privés ont contribué à expliquer la décision de tenir des procès en l’absence de l’accusé.
Tous les procès gacaca in absentia n’ont pas été mal fondés ou intentés pour des raisons politiques ou personnelles. Dans certains cas, l’accusé a fui le pays ou s’est caché, apparemment pour échapper à la justice. Dans d’autres cas, des individus ont choisi de ne pas comparaître parce qu’ils pensaient qu’ils ne bénéficieraient pas d’un procès équitable, ou bien parce qu’ils craignaient d’être jugés deux fois ou inculpés de chefs d’accusation supplémentaires, en particulier durant la nouvelle phase de collecte d’informations en 2009. Toutefois, les autorités ont également accusé publiquement un grand nombre de Rwandais, qui ont peut-être quitté le pays pour des raisons légitimes, de vouloir se soustraire à la justice. Cependant, on ne peut pas présumer, comme le gouvernement rwandais l’a fait, que la plupart d’entre elles ou toutes cherchaient à échapper à la justice simplement parce qu’elles ont quitté le Rwanda.
D. Le droit de ne pas être arrêté et détenu arbitrairement
Le droit rwandais ainsi que le droit international garantissent le droit de ne pas être arrêté ou détenu arbitrairement, mais dans les années qui ont suivi le génocide, des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées sur la base d’une seule accusation non vérifiée de participation au génocide et ont été détenues pendant de longues périodes (pendant des années, dans de nombreux cas) sans aucune forme de procédure équitable. En 1998, la population carcérale avait atteint environ 130 000 personnes, avec des conditions de détention mettant la vie des personnes en péril. Aujourd’hui, la population carcérale s’est stabilisée à un peu plus de 60 000 personnes, ce qui est encore bien au-dessus de la pleine capacité des établissements pénitentiaires du pays. Près des deux tiers de la population carcérale ont été reconnus coupables d’accusations liées au génocide. Les conditions de détention restent dures. En février 2011, environ 130 personnes se trouvaient toujours en détention dans l’attente de leur procès pour accusations liées au génocide, certaines ayant déjà passé de nombreuses années en prison. L’arrestation et la détention arbitraires demeurent un problème au Rwanda. Human Rights Watch a rencontré un certain nombre de cas dans lesquels la police a arrêté des personnes sans fondement légal et les a gardées en détention pendant plusieurs jours.
Dans certains cas, la police a détenu des personnes accusées avant ou après des procès gacaca sans ordonnance d’un tribunal. Human Rights Watch a aussi documenté des cas où les tribunaux gacaca ont ordonné la détention de personnes accusées ou de témoins sans établir que la personne avait l’intention de fuir ou qu’elle pourrait causer préjudice à autrui ou à elle-même si elle restait en liberté. Human Rights Watch a également documenté quelques cas dans lesquels des individus ont été maintenus en détention bien qu’ils aient été acquittés.
E. Qualifications, formation, rémunération et destitution des juges
En octobre 2001, la population a élu environ 259 000 hommes et femmes non professionnels pour servir en tant que juges gacaca dans les affaires de génocide. Au moment de leur élection en octobre 2001, un nombre important de juges gacaca n’avaient pas terminé l’école primaire, même si ceux qui se trouvaient au niveau du district et de la province tendaient à avoir un plus haut niveau d’éducation. De même, la majorité des juges au niveau de la cellule et du secteur étaient des agriculteurs, alors qu’un grand nombre de juges aux niveaux plus élevés étaient des enseignants ou des fonctionnaires.
Compte tenu du faible niveau de scolarité et d’alphabétisation de nombreux juges et des complexités et ambiguïtés de la loi gacaca, on a du mal à voir comment la formation reçue dans quelques jours de session pourrait avoir été suffisante pour préparer les juges à rendre des décisions dans des affaires liées au génocide.
Selon la loi, les juges gacaca peuvent être remplacés s’ils omettent à plusieurs reprises de se présenter aux audiences sans raison valable, sont reconnus coupables et condamnés à une peine de prison de six mois ou plus, s’ils incitent au sectarisme, occupent des positions politiques ou gouvernementales, ou font quoi que ce soit d’incompatible avec leur rôle de personnes intègres.
Au total, plus de 92 000 juges (soit 35 pour cent du nombre total) ont été destitués (et remplacés) depuis la création du système gacaca, pour leur implication présumée dans le génocide, corruption et inefficacité.
F. Charge de la preuve et normes de preuve
Charge de la preuve
Du fait que les procès gacaca ne comportent pas de procureur, au début d’un procès les juges-présidents annoncent les accusations portées contre l’accusé et donnent un aperçu général des allégations. La parole est ensuite donnée à l’accusé pour fournir des informations et exposer sa défense. Les juges posent souvent des questions complémentaires. Puis les témoins des événements sont appelés, d’abord ceux qui témoignent contre l’accusé, suivis des témoins à décharge le cas échéant. La partie civile, normalement la victime ou des proches de la victime, fait habituellement une déclaration. Une fois que les témoins ont été entendus, la procédure est ouverte à la population en général si elle souhaite faire des déclarations ou poser des questions à toute personne qui s’est déjà exprimée.
Bien que la loi exige qu’un accusé soit présumé innocent, dans la pratique la charge a généralement incombé à l’accusé de prouver qu’il ou elle n’a pas commis le crime allégué. L’absence de ministère public fait peser encore plus lourdement la charge de la preuve sur l’accusé. De nombreux juges ont ouvertement manifesté de l’hostilité envers l’accusé, fait des remarques désobligeantes ou interrompu le témoignage de l’accusé. Ce dernier a également dû amener ses propres témoins pour l’aider à se défendre contre les allégations. Si la personne accusée n’a pas été en mesure de trouver des témoins à décharge, elle a en général été reconnue coupable. Human Rights Watch a documenté un certain nombre de cas où les tribunaux ont condamné une personne malgré le fait qu’aucun témoin n’avait déposé contre elle et que seuls des témoins à décharge disculpant l’accusé avaient comparu au procès.
Normes de preuve
Les lois gacaca ne donnaient pas d’indications objectives sur le poids à accorder aux témoignages, au niveau nécessaire de corroboration pour établir les faits et à la quantité de preuves nécessaires pour inculper une personne. En conséquence, les juges ont été laissés à leur subjectivité pour décider sur ces questions. La seule exigence formulée par la loi gacaca 2004 était que les «jugements doivent être motivés» et doivent être signés ou attestés par tous les membres du tribunal gacaca. Les jugements gacaca sont de brefs résumés manuscrits (connus sous le nom de « fiches de jugement ») qui sont inclus dans le registre des procès-verbaux pour chaque juridiction et sont signés par les juges et les accusés. De nombreux jugements n’étaient justifiés par aucun argument pour expliquer quels éléments de preuve avaient été retenus ou rejetés pour en arriver à une décision. Dans certains cas, même les accusations qui ont été retenues ou rejetées contre l’accusé ne figuraient pas dans le jugement. Ces carences ont rendu le processus des appels plus difficile pour les personnes accusées, ainsi que pour les juges entendant les appels.
Deux domaines illustrent l’ampleur des ambigüités dans les décisions des tribunaux: ce sont l’intention légale et la crédibilité des témoins. L’exigence de l’« intention », par rapport à laquelle le tribunal doit établir l’état d’esprit de l’accusé et conclure si oui ou non la personne accusée avait l’intention de commettre le crime allégué, s’est avérée naturellement l’un des concepts les plus difficiles à maîtriser pour les juges. Afin de condamner une personne pour génocide en vertu du droit rwandais et international, un tribunal doit constater que cette personne avait l’intention « de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux». Si le tribunal ne peut prouver l’intention, il devrait acquitter l’accusé du crime spécifique de génocide. En pratique, toutefois, les juges ont rarement pris en compte la question de l’intention et ne l’ont presque jamais incluse dans les arguments des décisions. Le résultat est que de nombreuses personnes ont été reconnues coupables de génocide sans aucune preuve qu’elles avaient l’intention de détruire, en totalité ou en partie, le groupe ethnique tutsi.
Cette question s’est avérée particulièrement problématique lorsque les juges ont été confrontés à la question de la responsabilité de complicité. Au regard des lois gacaca, un complice est quelqu’un qui « par n’importe quel moyen, aura prêté une aide indispensable à commettre l’infraction » et qui est puni au même degré que l’auteur principal du crime. Toutefois, les lois gacaca étaient muettes quant à savoir si une personne doit avoir l’intention d’aider quelqu’un d’autre à commettre un délit avant de pouvoir être qualifiée de complice, laissant la décision à la discrétion des juges. Certains tribunaux ont jugé que les personnes présentes à des barrières où des meurtres ont eu lieu ultérieurement, ou qui ont été contraintes à participer à des patrouilles nocturnes pour garantir la sécurité dans leur quartier, étaient complices. Ce n’est qu’en mars 2007 que la secrétaire exécutive du SNJG a finalement déclaré publiquement que la présence d’une personne à une barrière n’était pas en soi suffisante pour inculper cette personne d’un crime. Aucune autre orientation n’a été donnée sur la responsabilité de complicité.
Des témoignages par ouï-dire se sont vu régulièrement accorder crédit et un poids significatif sans que des mesures soient prises pour convoquer la personne ayant fait la déclaration initiale. Des condamnations ont été aussi souvent fondées sur des affirmations non corroborées ou incohérentes de la part de témoins, dont certains n’avaient pas une connaissance directe des événements en question.
Les tribunaux ont accepté régulièrement des ouï-dire au lieu de citer à comparaître la personne ayant fait la déclaration initiale ou de demander si cette personne pourrait comparaître comme témoin. Bien que la preuve par ouï-dire soit autorisée dans de nombreux pays, y compris les tribunaux classiques au Rwanda et de nombreuses juridictions de droit civil en Europe, les tribunaux reconnaissent en général qu’il s’agit d’une forme secondaire de la preuve dont la fiabilité doit être vérifiée. Les tribunaux gacaca ne semblent pas avoir fait régulièrement cette distinction et ont au contraire accordé souvent un poids significatif aux déclarations par ouï-dire.
Dans d’autres cas, les tribunaux ont accepté des témoignages écrits — en général sous forme de notes manuscrites — comme des preuves fiables sans aucune discussion sérieuse pour savoir si la personne qui avait écrit la note aurait pu comparaître devant le tribunal pour témoigner et être interrogée par les juges et l’accusé. Les tribunaux ont aussi omis de vérifier l’authenticité de ces notes manuscrites.
Dans certains cas, les juges ont aussi eu du mal à évaluer la qualité d’un témoignage. Parfois, ils n’ont pas identifié la partialité évidente de la part de témoins contre l’une des parties ou ont omis de creuser davantage quand des incohérences évidentes ont surgi dans une déposition de témoin ou entre différents témoins.
G. Détermination des peines et des réparations
Pour déterminer les peines, les tribunaux gacaca suivent des directives qui peuvent être globalement résumées comme suit :
– Les prévenus de la catégorie 1 sont condamnés à une peine obligatoire de « réclusion criminelle à perpétuité»;
– Les prévenus de la catégorie 2 sont condamnés à des peines d’emprisonnement allant de cinq ans à la réclusion criminelle à perpétuité, selon la nature du délit et si la personne a eu ou non l’intention de tuer;
– Les prévenus de la catégorie 3 sont condamnés à payer des indemnités correspondant aux dommages causés.
Les personnes qui avouent bénéficient d’une réduction de peine, celles qui avouent avant même d’être accusées recevant les peines les plus légères.
Selon la loi, les personnes condamnées peuvent aussi être déchues de certains droits civiques, tels que le droit de vote, le droit de servir dans les forces armées ou la fonction publique, et le droit d’exercer la profession d’enseignants ou de médecins. Les enfants ayant moins de 14 ans au moment des faits ne peuvent pas faire l’objet de poursuites, tandis que les enfants ayant entre 14 et 18 ans bénéficient de peines réduites.
«Réclusion criminelle à perpétuité»
La peine de «réclusion criminelle à perpétuité » a remplacé la peine de mort en 2007 et a constitué la peine obligatoire pour tous les prévenus de catégorie 1 qui n’avouent pas ou ne plaident pas coupable pour leurs crimes.
L’application obligatoire de la peine de « réclusion criminelle à perpétuité » a été problématique dans le système gacaca car cette peine a parfois été infligée à la suite d’une procédure défectueuse devant des juges non-professionnels, dans des circonstances où tous les droits de l’accusé à une procédure équitable n’avaient pas été respectés. Dans certains cas, cela a signifié que la peine la plus sévère a été infligée après des procès sommaires qui, dans certains cas, n’ont pas duré plus d’une heure.
Travaux d’intérêt général
Parallèlement à la mise en place des juridictions gacaca, le gouvernement a introduit une alternative à l’emprisonnement pour les affaires de génocide et liées au génocide : les travaux d’intérêt général.
La peine alternative présentait trois principaux avantages. Premièrement, les travaux d’intérêt général allègeraient la surpopulation carcérale. Deuxièmement, ils pourraient contribuer à réinsérer les personnes condamnées au sein de leurs communautés locales. Troisièmement, ils constitueraient un moyen pour les prévenus indigents de faire réparation à la société et de contribuer au développement national.
Le programme de travaux d’intérêt général, connu sous son acronyme « TIG », est devenu opérationnel en 2005 et a permis aux prévenus de catégorie 2 ayant avoué leurs crimes (et dont les aveux ont été acceptés comme complets et véridiques) de purger la première partie de leur peine en prison et la deuxième partie en travaux d’intérêt général.
Le programme à l’origine était consensuel : les prisonniers pouvaient décider soit de purger la totalité de leur peine en prison, soit d’en commuer la moitié en travaux d’intérêt général. Par la suite, le gouvernement a supprimé l’exigence du consentement du prisonnier et le programme est devenu obligatoire pour toute personne remplissant les conditions. En 2008, le Parlement a modifié les lois gacaca afin d’exiger que les personnes condamnées à la prison et aux travaux d’intérêt général effectuent en premier la partie de la peine consistant en travaux d’intérêt général, avec la possibilité de voir le reste de la peine suspendu si la personne terminait de façon satisfaisante le programme de TIG.
La loi rwandaise prévoit deux types de travaux d’intérêt général : ils peuvent être effectués soit dans la communauté locale d’un prévenu, soit dans un camp spécial de TIG. Ces dernières années, le gouvernement a donné la priorité à l’utilisation des camps. Les personnes qui effectuent les travaux d’intérêt général dans leurs communautés d’origine vivent avec leur famille et exécutent ces travaux trois jours par semaine. Il s’agit généralement de construire et réparer des routes, des écoles et des logements pour les rescapés du génocide. Les prévenus passent souvent le reste de la semaine à labourer leur propre terre ou à effectuer des travaux rémunérés. En revanche, ceux qui vivent dans des camps de TIG travaillent six jours par semaine mais purgent leur peine dans la moitié du temps: par exemple, une personne condamnée à huit ans de travaux d’intérêt général peut terminer sa peine en seulement quatre ans dans un camp de TIG. Dans les deux cas, les projets impliquent un travail manuel intense pendant de nombreuses heures par jour et peuvent être extrêmement exigeants physiquement.
Plusieurs condamnés pour génocide, d’autre part, ont déclaré à Human Rights Watch qu’ils considéraient le programme de travaux d’intérêt général comme une forme de travail forcé et qu’ils se sentaient exploités par le gouvernement. D’autres se sont plaints des conditions régnant dans les camps de TIG et, en particulier, de ne pas recevoir suffisamment de nourriture pour les sustenter alors qu’ils devaient effectuer de longues heures de travail manuel.
À la mi-2009, plus de 90 000 personnes avaient été condamnées à des travaux d’intérêt général. Environ 26 000 personnes avaient terminé les TIG à la fin de 2010, tandis que plus de 19 000 continuaient de purger leur peine. Plus de 27 000 n’avaient pas encore commencé le programme en raison des moyens limités. Quant à savoir si le programme de travaux d’intérêt général atteindra ses objectifs, cela reste à voir. Il a certainement réussi à réduire la population carcérale et a contribué à la reconstruction matérielle du pays. Le succès du programme dans la réintégration des tigistes au sein de leurs communautés locales est plus discutable, en particulier pour ceux des camps de TIG qui vivent loin de leurs communautés d’origine et n’ont guère la possibilité d’échanger avec le monde extérieur.
Indemnisation
L’indemnisation des victimes a été dès le début un sujet de controverse. Les personnes accusées de délits de catégorie 3, définis comme des infractions contre les biens (résultant des saccages et des pillages), ont été condamnées à verser des indemnités à leurs victimes pour le montant des dommages causés. Toutefois, les lois gacaca n’ont jamais prévu d’indemnisation directe des victimes par les prévenus des catégories 1 et 2.
Un Fonds d’assistance aux Rescapés du Génocide (FARG) a été créé en 1998 avec un financement du gouvernement. Le principe de départ du FARG était simple : fournir une aide financière aux rescapés du génocide sous forme de frais de scolarité pour les enfants, d’assistance médicale, de construction de maisons et de soutien aux activités génératrices de revenus. Mais il a rencontré des difficultés au fil des ans, notamment du fait d’allégations de corruption, de mauvaise gestion financière et une mauvaise qualité de construction des logements destinés aux rescapés du génocide.
Le fonds des rescapés du génocide a connu un succès mitigé. Ses avantages — en particulier les frais médicaux, les frais de scolarité et le logement — se sont avérés une aide précieuse pour de nombreux rescapés du génocide. Toutefois, le FARG a une définition étroite d’une personne pouvant être caractérisée de « rescapé ». Il exclue les femmes tutsies qui étaient mariées à des Hutus avant le génocide et les enfants issus de ces mariages, ainsi que les veuves hutues qui ont perdu leurs maris tutsis lors du génocide. Les hommes hutus et leurs épouses ou enfants qui ont été blessés ou tués ne peuvent prétendre au statut de rescapés, même s’ils ont été tués en essayant de protéger des Tutsis.
De la même façon, Ibuka, la principale organisation de rescapés du génocide, ne fournit pas d’aide aux femmes tutsies mariées avec des Hutus, et ne fournit aucune aide aux Hutus. Une femme tutsie a déclaré: «Ibuka ne m’aidera pas parce que mes enfants sont des Hutus. Ils refusent de me donner le certificat de rescapée parce que j’ai été mariée avec un Hutu. Maintenant, je suis malade du VIH à la suite d’un viol pendant le génocide, et je n’ai pas d’argent pour continuer à obtenir des médicaments. Mes enfants trouvent la situation injuste. Leur père a été tué à cause de leur mère et pourtant ils ne sont pas considérés comme des victimes du génocide».