Kasereka KAVWAHIREHI, Fellow, Alexander von Humboldt Foundation, University of Bayreuth/ Germany
Le défi que l’État doit relever, à l’exemple des jeunes artistes de nos villes martyres, est d’articuler ce passé traumatique qui hante nos mémoires « en une histoire de souffrance publique qui soit, non pas un objet d’enseignement “scolaire”, mais une partie constitutive de notre être, de notre “moi réflexif”, conditionnant et façonnant notre compréhension et de nous-mêmes et du monde » et notre manière d’inventer une culture de la vie. Faire comme si tous les morts dans les camps pour réfugiés, toutes les personnes enterrées vivantes, toutes les personnes portant dans leur chair et leur esprit les douleurs des viols, etc. n’ont jamais vécu, c’est accepter que notre État-Nation continue à être l’empire macabre des ombres vivantes. Ce que révèle le reggae Yira de Butembo, c’est le refus de faire comme si ce qui a eu lieu n’a jamais eu lieu. Pour cela, il faut des témoignages, car comme l’a écrit Paul Ricoeur « nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé. »
Je voudrais, dans les lignes qui suivent, ouvrir une fenêtre sur la manière dont les jeunes, confrontés à la violence, « inventent quotidiennement une approche du monde […] qui les aide à investir l’époque qu’ils s’efforcent de vivre »[1] en lui donnant un sens tissé de leurs tourments, de leurs questions sans réponse et de leur rêve d’une vie à la mesure de leur sens de l’humain. Je le ferai à travers une analyse embryonnaire de quelques chansons du reggae yira de Butembo, ce témoin de la barbarie qui, depuis plus d’une décennie, a élu domicile dans l’Est du Congo, plus précisément au Kivu.
En tant que production locale tournant le dos à une certaine rumba qui se contente de mimer la vacuité spirituelle et intellectuelle de nos élites politiques, le reggae yira de Butembo[2] comme le rap de Kisangani peut être considéré par certains comme insignifiant, marginal et anodin. Cependant je prends le risque de penser que c’est ces traits qui le rendent précieux. Dans un espace qui n’est pas loin de ressembler à un camp (au sens du philosophe italien Giorgio Agamben) ou à un amphithéâtre macabre où ceux qui gouvernent semblent jouer une pièce de théâtre – oubliant superbement que la vie n’est pas un théâtre, qu’un enfant orphelin qui pleure devant le visage sans vie de son père tué sans raison n’est pas un singe qui rit- le moindre signe de vie, la moindre étincelle d’humanité mérite une attention particulière pour qui sait voir en eux la petite étoile de l’espérance. Je prends donc la chanson, devenue, depuis plus d’une décennie, le moyen d’expression des jeunes Congolais, comme un document d’une rare valeur pour celui qui sait non seulement prêter l’oreille mais aussi s’ouvrir à ce qui se dit au-delà des mots les plus anodins. Mon projet est de montrer que chanson urbaine est un de ces lieux culturels d’invention d’une nouvelle manière de voir et d’exister, d’une nouvelle idée de l’homme, de la société et du pouvoir en attente de « théoriciens hardis d’une nouvelle sociabilité, capables d’évaluer la positivité qui se cache derrière les comportements les plus anodins, et d’en faire l’étendard d’une ambition [sociale et politique] solide »[3].
Dépourvu des compétences musicologiques qui me permettraient de parler de cette musique populaire de l’intérieur, c’est-à-dire en me focalisant sur sa musicalité, ses structures propres, ses techniques caractéristiques et distinctives par rapport au modèle, en l’occurrence, le reggae international dont Bob Marley est l’icône, je me limiterai ici à présenter le reggae yira en m’attardant sur le sens de son apparition dans son environnement sociopolitique et historique, c’est-à-dire en mettant en relief la dimension symbolique de cette musique saisie en relation avec les structures sociales et politiques de son émergence.
Le contexte d’émergence du reggae yira
En partant de différentes variations sur les thèmes presque obsessifs des massacres et de la violence absurdes qui caractérisent ses textes, on pourrait, d’entrée de jeu, dire que le reggae yira est le produit d’une période qui se caractérise par l’éclipse de l’humain ou la montée de l’inhumain pour essayer de la conjurer. L’année 1998 est, en effet, cruciale dans l’histoire de la cité de Butembo. C’est en avril 1998 qu’en réplique à l’attaque nocturne des résistants Mai Mai contre le camp des militaires de l’AFDL situé au site de ce qui était alors l’Hôtel Kikyo, ces derniers se livrèrent, en signe de représailles, au massacre de la population accusée d’être en complicité avec les résistants Mai Mai. Ces derniers se définissaient alors comme des défenseurs de la terre de leurs ancêtres contre les envahisseurs rwandais et ougandais qui avaient porté Laurent-Désiré Kabila au pouvoir avant de se retourner contre lui. Voici comment un membre du Comité des Victimes Survivantes du Massacre de Kikyo décrit ce qui se passa en ce sinistre mois d’avril resté gravé dans la mémoire des Bubolais :
Le mardi 14 avril 1998 à 4 h 00 du matin, les guérilleros Mai Mai lancent l’attaque contre les éléments des Forces Armées Congolaises (FAC) au Camp Kikyo, l’ancien hôtel de Monsieur Denis Paluku. Attaque qui durera deux heures. Vers 7 h du matin les Mai Mai vont se disperser et regagner leurs maquis de Kasitu. Le bilan des morts (Mai Mai et FAC) lors de cette attaque n’est pas connu. Mystère ! Aucun Mai Mai n’avait été capturé ou fait prisonnier.
Vers 9h30, les militaires FAC connus sous la dénomination de « Katangais » commencèrent à fouiller une à une les maisons des populations civiles de Furu, Mihake, Kalemire, […] sous prétexte qu’ils y cherchaient des Mai Mai en fuite après l’attaque contre le camp militaire de Kikyo. Très rapidement ce qui n’était qu’une fouille à la recherche des assaillants en débandade se transforma en une véritable chasse à l’homme suivie de tueries des paisibles civils, du viol des femmes, du pillage des biens de valeur, de la destruction méchante des maisons d’habitation, etc.
C’est ainsi que les militaires des FAC fusillaient certains civils dans leurs parcelles. D’autres victimes étaient conduites au camp Kikyo transportant des biens pillés. Une fois arrivées au camp, ces victimes étaient enterrées vivantes dans des fosses communes[4].
D’après le même témoin et membre du « Comité des Victimes Survivantes des massacres de Kikyo (CoViSMaKi »), « lorsque les éléments des FAC s’introduisaient dans une maison, s’ils trouvaient quatre garçons dans une famille, ils tuaient un sur place ou l’amenaient ou encore ils obligeaient soit le père de famille de violer sa fille, soit le fils aîné de la famille de violer sa mère ou sa sœur en présence des membres de sa famille. […] Cette opération désastreuse des FAC avait duré quatre jours du mardi 14/04 au vendredi 17/04/1998. Pendant ces quatre jours toute la population de la ville de Butembo était enfermée dans les maisons ». (Sic)
A partir de ce témoignage et d’autres que nous avons entendus, on peut dire que la cité de Butembo (comme beaucoup d’autres contrées dans le Kivu) fut transformée en un camp, au sens que le philosophe italien Giorgio Agamben donne à ce terme. En effet, pour Giorgio Agamben, le camp est « le lieu où s’est réalisée la conditio inhumana la plus absolue »[5]. C’est « un bout de territoire qui est placé en dehors du système juridique normal », de sorte que « tout y est possible ». Il s’agit, autrement dit, d’un espace où les « habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits intégralement à la vie nue », de sorte que le pouvoir et ses représentants n’ont en face d’eux que « la pure vie biologique sans aucune médiation »[6], sur laquelle ils ont un pouvoir absolu (droit de vie et de mort)[7]. C’est la vérité de ce moment de rupture, où la vie humaine est dépouillée de toute valeur intrinsèque et le corps humain réduit au simple statut de chair promise à la décomposition ou à la fête des charognards, que le reggae Yira se chargera de dire pour en sauvegarder la mémoire et en appeler à la résistance populaire. Il sera ainsi un lieu où s’affirme une conscience historique et politique, la conscience d’une rupture qui s’est instaurée dans le temps et l’être.
Du choix du reggae
Il est primordial de se demander pour quelles raisons les jeunes de Butembo ont choisi d’investir et de s’approprier le reggae et non la rumba congolaise ou le folklore Yira tel que réinventé et modernisé par les groupes folkloriques des étudiants yira à Kinshasa dès le début des années 1990. Dans la mesure où les deux rastamen auxquels je m’intéresse ici sont chrétiens, on pourrait aussi se demander pourquoi ils n’ont pas choisi la chanson religieuse de la rupture telle qu’elle s’est développée à Kinshasa avec l’abbé Makamba[8], par exemple, dont la chanson « Mpo po po… » dénonçant la pauvreté sévissant dans un pays scandaleusement riche et la médiocrité des hommes politiques sont devenues populaires à Kinshasa. Quel sens donné à ce choix ou mieux à cette innovation musicale ?
On ne saurait dire que le choix du reggae est le fait du hasard, surtout quand on sait que les deux rastamen ici concernés, à savoir Santa Mayaya et Rachid Tsongo Kalonji sont tous des diplômés d’État. Le premier fit trois années d’études secondaires au Petit Séminaire Tumaini Letu du diocèse de Butembo-Beni où il fut organiste, avant d’aller terminer ses humanités dans une école tenue par les sœurs oblates de l’Assomption. Le second fit ses études secondaires dans le collège des Pères assomptionnistes. Ce sont donc des jeunes gens disposant d’une certaine culture et éducation, et à l’âge où, nourrissant de grandes ambitions pour sa vie, l’on pose aussi un regard critique sur l’existence et la société. Face à la tragédie qui ravageait leur pays, ils ont cherché un style musical à même d’exprimer leurs angoisses, leur désespoir, leur révolte, mais aussi leurs espoirs et leur refus de la conditio inhumana qui leur était imposée par les « envahisseurs ».
Il est assez facile, pour celui qui connaît les conditions sociopolitiques et culturelles d’émergence du reggae en Jamaïque[9], de comprendre pourquoi c’est le reggae qui attira Mayaya Santa, le premier d’entre eux. En effet, refus de l’ordre établi et espace de construction d’une mémoire sociopolitique de résistance à la domination et à l’oppression dont la scène primitive est celle de l’esclavage, le reggae est, dès ses origines, « associé à un mouvement pour le mieux-être et, surtout, l’être différemment. Il est enraciné dans un pays réel et les luttes qui s’y déroulent l’ont plus d’une fois mis en mouvement »[10]. De plus, les notions de rédemption, résistance et révolution sont au cœur du reggae qu’on peut encore définir comme un refus (de l’ordre oppressif établi) lié à une philosophie de l’espoir et de la paix[11]. Cela étant, on peut dire qu’en choisissant le reggae, les jeunes citadins Yira signifiaient clairement leur intention de faire de leur musique un lieu de dénonciation de la conditio inhumana qui devenait le lot de paisibles citoyens et un espace de construction d’une mémoire sociopolitique de la résistance à l’oppression.
La rupture instituée par les jeunes rastamen de Butembo peut aussi être analysée comme une critique de la culture traditionnelle et de l’ordre social désormais périmé que la chanson traditionnelle Yira avait pour mission d’illustrer ou de perpétuer. A ce titre, le reggae Yira apparaît comme le signe d’émergence d’une culture citadine, ouverte au monde, c’est-à-dire qui ne veut plus se laisser enfermer dans la culture du terroir[12]. En effet, Mayaya Santa et son groupe Sitchi chante en Kiyira, la langue locale ou ethnique comme diraient d’autres, en swahili, en français et en anglais. L’enracinement dans la cité de Butembo ne les empêche pas de faire écho à la souffrance des Palestiniens dominés/colonisés par les Israéliens, à la croix des Irakiens envahis par l’Amérique de Georges Bush[13], et d’inviter l’Occident (Ulaya) à abandonner la logique de la guerre contre les autres peuples.
Cependant la rupture par rapport à l’ordre traditionnel et le rejet des valeurs musicales antérieures ne doivent pas être absolutisés. Comme le suggère Denis Constant, le plus souvent « innovation et emprunts se greffent sur la trame d’une permanence, d’une continuité qu’ils renforcent ou interrompent ou infléchissent et qui peut, de la même manière, être comprise comme la rémanence d’un passé plus ou moins récent ou d’une portion de ce passé, ou d’une représentation de ce passé nécessaire au remodelage musical du présent [14] ». En effet, non seulement les paroles du reggae Yira sonnent comme une sorte de cantique populaire, à la fois chronique, jugement et appel, mais les chansons sont aussi truffées de devinettes et de proverbes. Autrement dit, tout en étant une chanson de la rupture, le reggae Yira continue à véhiculer des moralités, à être le lieu de mémoire et de réinvestissement des valeurs ancestrales jugées essentielles, dont la perte ou la trahison ferait des Yira des êtres sans consistance propre, des binyurughunzu (papillons ), comme le dit Mayaya dans une de ses chansons invitant ses congénères à sortir de leur torpeur, à se ressaisir pour commencer la résistance, défendre leur honneur et dignité. Il serait, en ce sens, le symbole même de Butembo : ville commerciale résolument ouverte au monde tout en restant attachée à certaines valeurs qui font la spécificité du génie Yira.
En somme, on peut voir le reggae Yira comme une adaptation moderne de la tradition orale et une tentative de reconfigurer l’identité Yira en un temps de détresse en rappelant aux Yira certaines valeurs qui, dans le contexte actuel, peuvent les aider à résister, à ne pas se laisser abattre au risque de devenir des zombies. L’analyse du reggae yira en tant que musique urbaine peut ainsi révéler la ville ou la cité africaine « comme le lieu, le moment et le moyen de la réfection de l’Afrique par elle-même en renouant avec les profondeurs de son histoire passée tandis qu’elle se projette dans l’avenir. La ville est pour cela et par là un lieu de tensions productrices de mutations et de recompositions identitaires à travers le jeu de ruptures et de permanences transposées et transfonctionnalisées[15]».
Le reggae Yira dans le texte[16] ou la construction d’une mémoire de résistance
Dans un texte intitulé « Pourquoi des poètes? » qui commente et prolonge une parole du poète allemand Hölderlin, à savoir, « A quoi bon des poètes en temps de détresse? », Martin Heidegger écrit :
Les poètes sont ceux des mortels qui, chantant gravement le dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement. […] Etre poète en temps de détresse, c’est alors : chantant, être attentif à la trace des dieux enfuis. Voilà pourquoi, au temps de la nuit du monde, le poète dit le sacré. Voilà pourquoi, dans la langue de Hölderlin, la nuit du monde est la nuit sacrée[17].
Il est surprenant de voir comment, mutatis mutandis, ces propos de Heidegger, commentateur de Hölderlin, nous rapprochent du sens ou de la signification historique de l’émergence et de l’adoption du reggae comme mode d’expression des jeunes citadins de Butembo plongés dans la « nuit-du-monde-congolais ». En effet, comme on le voit dans le passage cité ci-dessus, la « mission » du poète ou plutôt, l’appel lancé au poète est celui d’être martyre, c’est-à-dire, témoin de son temps, lequel temps est ici celui d’une « misère sans nom », d’une « carence de repos », d’un « désarroi croissant »[18] dû à l’effondrement des fondements métaphysiques ou des assises mêmes sur lesquelles la vie humaine avait réussi à se construire. Il s’agit d’un temps où « non seulement les dieux et le dieu se sont enfuis, mais la splendeur de la divinité s’est éteinte dans l’histoire », livrant les hommes à la détresse de la nuit du monde[19]. Dans ce monde désormais sans fondement, où les assises et les repères ont été ébranlés, la mission du poète est de rester « attentif à la trace des dieux enfuis » et, ce faisant, d’opposer, par son chant, le contre-virage, le re-virement porteur de salut au virage qui a mené au désastre. Cela signifie que le poète est celui qui accepte, à ses risques et périls, d’être celui qui répond, là où il est, à l’appel de chanter la vérité du temps qui vient au travers de la mémoire des temps qui furent et dont il se veut le gardien. Autrement dit, il « est celui qui comprend, dans l’époque qui est la sienne et sur laquelle il porte un diagnostic qu’il est au fond le seul alors à porter […], que s’il veut répondre comme il le faut à l’appel qui lui est lancé […], il n’a d’autre choix que [de chanter], jusqu’au bout de ses forces, la vérité de cette époque dont il est le martyr, le témoin »[20].
Il importe de souligner le fait que la vérité que doit chanter le poète, en l’occurrence Hölderlin, se présente d’abord et avant tout sous le registre du deuil, le deuil des dieux qui se sont retirés loin du monde des humains, laissant ces derniers dans l’errance, le doute sur ce qu’ils sont, et la nécessité de se doter d’une nouvelle identité ou d’une nouvelle vision du monde.
Sans vouloir calquer le sens du reggae Yira sur la pensée heideggerienne, on peut tout de même reconnaître que la chanson Yira partage la dynamique suggérée par Martin Heidegger commentant Hölderlin. En effet, les chansons de Mayaya Santa et de Rachid Tsongo Kalonji sont, de prime abord, des chants de deuil, un deuil qui frappe le peuple dont ils se présentent comme des porte-paroles. En utilisant les mots d’Achille Mbembe, on peut dire que dans le reggae Yira, il est question d’un travail de mémoire qui est « inséparable de la méditation sur la manière de transformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière »[21] alors qu’ils étaient en quelque sorte les piliers du peuple, ses bergers, ses éclaireurs, ses héros. Et Mbembe ajoute : « En très grande partie, méditer sur cette absence et sur les voies de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste, ici, à donner toute sa force subversive au thème de la sépulture. Mais la sépulture n’est pas tant la célébration de la mort que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au sein d’une culture nouvelle qui se promet de ne jamais oublier les vaincus »[22], ces derniers devenant, au propre comme au figuré, le limon de la mémoire de résistance aux forces de la barbarie ambiante; une mémoire qui n’a sens que comme partie intégrante d’un processus d’invention d’une nouvelle culture, celle de la vie. En ce sens, les deux rastamen de Butembo ont composé des chansons à la mémoire des évêques Emmanuel Kataliko et Charles Mbogha qui, non seulement, faisaient la fierté de la communauté Yira, mais, plus encore, étaient considérés comme ses boucliers, ses sages.
Le décès inattendu de Mgr Kataliko a marqué l’imaginaire de toutes les couches sociales dans la région et a été vécu comme la matérialisation d’une volonté d’anéantir le peuple Yira en commençant par sa décapitation ou la mise à mort de celui qui était, pendant plus de trente ans, le symbole du dynamisme de la ville de Butembo et le lieu de ralliement de toutes ses couches sociales et, dans les dernières années de sa vie, le symbole de la résistance non-violente à la barbarie. Il était pour tous, catholiques et protestants, pauvres et riches, le « Musyakulu », le sage. C’est cela qui ressort d’un chant de Rachid Kalonji, significativement intitulé « Hommage » et faisant partie de la cassette intitulée Pourquoi la Guerre ?
Pour marquer le caractère traumatique de la mort de Monseigneur Kataliko, Santa Mayaya a aussi composé une émouvante chanson d’hommage dans laquelle il reprend les axes majeurs de sa spiritualité tout en s’interrogeant sur le sens de la destinée du peuple Yira. Mais Mgr Kataliko n’est pas la seule personne à pleurer. Dans une chanson intitulée « Echo Bakakola » (littéralement : Ce qu’ils font), Santa Mayaya rend hommage à Monseigneur Charles Mbogha, le deuxième évêque Yira qui succéda à Mgr Kataliko comme archevêque de Bukavu, ce dernier ayant lui-même succédé à Mgr Munzihirwa, un autre symbole de la résistance non-violente.
Que se joue-t-il exactement dans ces trois chansons ou variations sur la mort de deux figures tutélaires? Que donnent-elles à savoir au-delà de l’émotion qu’elles donnent à vivre, surtout de par les multiples interrogations sans réponse qui les scandent, toutes se rapportant directement ou indirectement au destin du peuple Yira qui semble hanté par un mauvais sort ?
Deux choses me semblent devoir être soulignées. Il faut tout d’abord signaler le fait que la première chanson, construite sur le modèle des complaintes des pleureuses, s’enracine dans une croyance partagée dans le monde bantu : ici, on ne meurt pas gratuitement. Aucune mort n’est socialement admise et reconnue comme telle tant que la procédure d’explicitation de ses causes et d’identification de ses responsables n’est pas menée à son terme. Ainsi, les chansons de Rachid Kalonji et Mayaya Santa se donnent mission d’accomplir cette procédure dans le but d’intégrer définitivement les deux évêques-martyrs dans la mémoire des vivants en tant qu’Ancêtres ou Patriarches aux côtés de Yira Shango, le premier Yira à avoir traversé la Semuliki sur le dos d’un dragon (selon la fable) pour venir s’installer au Congo. Mais cette croyance ancienne requiert, dans le contexte politique et social congolais de l’opacité, de dissimulation, un sens nouveau qui semble être une exigence de vérité, de toute la vérité sur les souffrances infligées aux siens, condition sine qua non pour envisager le pardon et créer un futur nouveau. Ce qui frappe alors, c’est la subtilité avec laquelle la procédure d’explicitation des causes et d’identification des responsables s’opère. Utilisant une forme proverbiale qui rappelle une certaine sagesse populaire, Rachid Kalonji dit : « Celui qui te connaît, celui avec qui tu manges est celui-là même qui peut t’éliminer ». Et il ajoute aussitôt :
Nous étions avec vous, en paix /Avant hier, ils sont venus vous prendre et vous ont amené à Goma puis au Vatican/Grand Prêtre, où êtes-vous?/Six jours après, on est venu nous annoncer votre décès/
Par ces paroles, Kalonji a dit l’essentiel. Il suggère que ce sont les proches mêmes de Mgr Kataliko, ceux qui sont venus le tirer de son lieu de refuge, plutôt de relégation[23], et avec lesquels il est allé au Vatican, qui seraient responsables de sa mort. Et le lieu cité (Goma), considéré tant du point de vue du pouvoir politique que religieux de l’époque[24], n’est pas innocent. Dans sa chanson, Santa Mayaya ne fait pas autre chose au sujet de Mgr Charles Mbogha, successeur de Mgr Kataliko à l’archidiocèse de Bukavu, quand il s’interroge : « Qui ont tué Jésus?/ Ce sont les paralytiques qu’il avait guéris/ Qui ont tué Jésus?/ Ce sont les gens qu’il avait nourris. » Et il ajoute :
Des personnes sortent de prison/ Mais ils ne nous disent pas pourquoi elles ont été emprisonnées/Edwige est morte, pourquoi?/ Et les Nyolo, les Kakolele, pourquoi ont-ils été emprisonnés/Tous les jours, c’est ce que vous savez faire/Ceux qui ont tué Jésus, qu’on les recherche…/En tuant Mbogha, on a voulu nous exterminer./S’en prendre deux fois de suite au vôtre, mon Dieu/Quel malheur nous hante?/Pourquoi a-t-il subi cela?…/Que soient recherchés ceux qui ont tué Jésus…/
Dans la chanson de Mayaya, de loin plus complexe que celle de Kalonji malgré sa brièveté, deux causes sont superposées. D’une part la cause de Mgr Mbogha comparé à Jésus dont la mort a été réclamée par ceux-là mêmes dont il avait pris soin, de l’autre, la cause des autres victimes des violences arbitraires des envahisseurs que le chanteur prend le risque d’interpeller sans les nommer. Il s’agit ici d’une caractéristique du style de Mayaya qui, dans une autre chanson intitulée « Omwagha ni wachi (Pourquoi la provocation »), utilise une allégorie pour parler des envahisseurs :
Une chique commence la provocation/ Dans le pied/ Elle s’est introduite la nuit/Mais le soulier était éveillé/ Et la chique (etsiroko) était étonnée/ Le pou avait beau la déconseiller, non, elle ne prêtait point l’oreille/ Mais, diable, pourquoi la provocation?/ Quel jour nous trouverez-vous chez vous?/
Ce qui mérite d’être également souligné dans les deux chansons de Mayaya et Kalonji, c’est le fait que les personnes dont la mémoire est célébrée et qui sont présentées comme les « boucliers » du peuple Yira sont deux évêques et un religieux. Ce fait est important car il suggère la place du christianisme dans la représentation que les jeunes citadins de Butembo se font d’eux-mêmes. En effet, dans leurs chansons, on ne trouve guère de traces des grands chefs coutumiers qui, naturellement, devraient être tenus comme les gardiens des valeurs et de la terre des ancêtres. Mais on sait ce qu’est devenu le pouvoir coutumier par les temps qui courent ! Les héros, les piliers sur lesquels il faut refonder le peuple Yira –le moment du deuil est en effet un moment de refondation en mémoire du disparu- ce sont les deux évêques en transition vers le statut d’ancêtres. On ne trouve pas non plus de traces des représentants de l’État congolais. Ceci ne signifie pas que les jeunes rastamen sont dépourvus d’une conscience nationale. Loin de là. En effet, dans d’autres chansons, les deux chanteurs appellent les Congolais de tous les horizons à s’unir, à tourner le dos aux conflits ethniques et aux seigneurs de guerre pour embrasser la paix, seule voie vers le développement et la reconstruction du Congo. On peut aussi signaler le fait que, si Mbusa Nyamwisi est célébré dans une chanson de Mayaya qui ne le ménage pas dans d’autres plus métaphoriques comme la chanson« Embangale » (le bouc), où il est comparé à un bouc qui scelle une alliance avec le « soro » (le léopard, représentant le président Museveni) qui va exterminer le troupeau sur lequel il devrait veiller, si donc Mbusa Nyamwisi est célébré, c’est pour avoir été le premier à mettre fin à sa rébellion en signant la paix avec Kinshasa. Autrement dit, pour avoir remis les zones de Beni-Lubero sur lesquelles il régnait en Maître dans le giron national. Il ya ici une sorte de paradoxe : c’est que tout en manifestant une certaine méfiance à l’égard des institutions nationales qui ont perdu toute légitimité et toute raison d’être, les jeunes rastamen continuent à croire en l’État Congolais, sans doute celui de leur rêve, au nom duquel ils en appellent à la résistance.
Cependant, il convient de noter que si le christianisme est devenu un repère important dans la vie des citadins de Butembo, ce dernier n’est pas arrivé à disloquer les logiques « anciennes » ou les systèmes de repérage de l’économie symbolique locale. Quand il s’agit de donner sens au vécu du peuple à travers un récit, quand il est question de faire face aux situations cruciales symboliquement chargées, les configurations culturelles « anciennes » sont réactivées, réemployées en même temps que les éléments de la logique nouvelle ou chrétienne. C’est bien le cas de la recherche de la cause de la mort alors même que la personne dont on fait mémoire représente la logique nouvelle ou chrétienne. Bien évidemment, ainsi que je l’ai suggéré, cette pratique, dans le contexte sociopolitique de l’opacité, peut avoir un autre sens. Il faut souligner que les deux rastamen, surtout Mayaya, semblent mener une réflexion sur la duplicité ou l’opacité intrinsèque de l’homme qui, tout en partageant votre repas ou en profitant de votre hospitalité, peut être en train de préparer votre mise à mort. Un signe que la sincérité dans les relations humaines est devenue problématique, et la foi en l’autre, un mirage. En témoigne un beau passage de la chanson de Mayaya intitulée « Washatula wahi » (Que raconteras-tu?) :
Qui est celui qui a amené la mort?/Quel péché, mon Dieu, Adam et Eve ont-ils commis?[…]/Qui est celui qui a modelé le cœur?/Comment est-il possible que celui avec qui tu manges te cache la vérité ?/ Tu ne sais pas ce qui est/Tu ne sais jamais qui est l’autre/ Regarde qui est l’autre/Tu ne sais pas qui il est/ Celui qui a créé le cœur, mon Dieu, Qui est-ce ?/Pourquoi celui avec qui tu manges ne te dit pas la vérité ?/Quelle tristesse !
Terminons ce point en soulignant l’évocation de Yira Shango dans la chanson de Mayaya Santa en hommage à Mgr Kataliko. Il nous semble qu’il s’agit là d’une manière de reprendre toute l’histoire du peuple Yira afin d’en tirer l’énergie nécessaire à la résistance à la barbarie d’une part et, d’autre part, à l’invention d’un avenir meilleur.
Le reggae yira : un hommage aux morts sans sépulture
Comme on le sait, l’enterrement de ses morts est un moment important de la vie d’une communauté historique. De là les cérémonies spécifiques qui entourent les funérailles d’une culture à une autre et les recherches des restes humains (qui durent parfois des décennies) pour leur assurer un enterrement digne, c’est-à-dire à la hauteur de ce que les mœurs et les coutumes du terroir considèrent comme humainement acceptable.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre certaines chansons de Mayaya Santa et Rachid Kalonji qui, du début à la fin, énumèrent les noms des victimes de la violence absurde, surtout celles qui furent jetées, comme des bêtes sauvages, dans des fosses communes à Kikyo et dans d’autres coins de la cité. Un fait qui, nous l’avons déjà suggéré, a marqué l’imaginaire des Yira. Il faut ajouter que les autorités administratives et militaires avaient interdit tout discours public à propos de ce qui avait eu lieu. Il semble qu’ils interdirent la célébration de messe ou l’organisation d’une quelconque cérémonie publique en leur mémoire. Autrement dit, on devait faire comme si rien ne s’était passé dans la cité, comme si les gens massacrés ou enterrés vivants n’avaient jamais existé et surtout, n’étaient pas des êtres humains. Cela consistait aussi à frapper de déni la souffrance des survivants, à la vider de toute signification humaine.
Un dernier fait est à souligner pour percevoir le sens historique et politique du geste des jeunes rastamen qui, malgré les interdictions, ont envahi l’espace public avec des chansons axées sur le quotidien traumatique, invitant les gens à ne pas oublier les noms des disparus. Quelques années après le massacre de Kikyo, le terrain où se trouvent les fosses communes a été acheté par une Église protestante qui a rasé les fosses pour y construire un centre d’accueil. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette Église chrétienne qui est pourtant fondée sur le principe du « faire mémoire » n’a rien érigé en signe de mémoire des disparus. On pourrait dire qu’elle a cautionné non seulement le principe de la négation de l’humanité de ceux qui y furent ensevelis de manière inhumaine mais aussi la volonté de nier le fait banal qu’ils aient existé.
Par rapport à tous ces faits troublants, ressortissant à une politique de dissimulation, le reggae Yira se donne à lire comme une proclamation publique de l’humanité de ceux qui furent massacrés comme des bêtes de somme et comme une résistance culturelle à l’empire de l’inhumain, de la barbarie. Faute d’un espace dédié à leur mémoire, espace qui serait en même temps le lieu de célébration de l’humanité commune (des morts, des vivants et des assassins éventuellement repentis) et de pansement des blessures des survivants, chose sans laquelle il est impossible de regarder vers le futur, d’imaginer un avenir autre, ces chansons, écoutées dans l’intimité familiale ou en public, sont bien l’affirmation têtue que, quelque chose a bien eu lieu, qui ne mérite pas d’être oublié, rejeté dans l’oubli ou l’inconscient de la société. En bref, ces chansons sont le résultat d’une « méditation sur la manière de transformer en présence intérieure la destruction physique de ceux qui ont été perdus, rendus à la poussière » et dont on veut nier le fait d’avoir été, d’avoir vécu. Et « méditer sur cette absence et sur les voies de restaurer symboliquement ce qui a été détruit consiste, ici, à donner toute sa force subversive au thème de la sépulture » qui « n’est pas tant la célébration de la mort que le renvoi à ce supplément de vie nécessaire au relèvement des morts, au sein d’une culture qui se promet de ne jamais oublier les vaincus » (Mbembe), dont le souvenir, pour utiliser une expression du philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, doit désormais faire partie intégrante de la « mémoire vigilante » du peuple ou mieux de la cité, « montrant ce qu’à tout prix on doit désormais éviter, ce dont on doit empêcher la répétition »[25]. Autrement dit, le souvenir douloureux devient la condition d’un autre regard sur le réel et sur soi, d’une distanciation qui permet la création, qui inspire l’audace de refaire toutes règles du jeu social sur une base radicalement nouvelle, celle justement de la reconnaissance de la dignité de l’autre jusque dans sa mort. C’est sans doute en ce sens que Rachid Kalonji peut s’arrêter, au milieu de sa litanie de martyrs, pour interpeller ses congénères : « Nos enfants de Kalemire ont été massacrés à Kikyo/ Ne les oublions pas/ Ils se sont creusé des tombes/ Certains étaient enterrés vivants/ Ne l’oublions pas ». Ces événements tragiques poussent les deux rastamen à une relecture de la tradition pour attirer l’attention sur les grandes vertus qui ont fait la grandeur des Ancêtres. Autrement dit, ils procèdent à une reprise de la tradition qui apparaît dès lors dans sa fonction de « modèle d’identification critique » et de « modèle utopique »[26].
Dans la perspective d’une refondation de l’État congolais, laquelle implique une réconciliation des communautés avec leurs histoires aussi tragiques soient-elles, le reggae Yira comme les autres musiques populaires actuellement produites dans les autres villes martyres comme Kisangani, Bukavu[27], etc. est un signe d’espoir. En effet, un problème réel auquel est confronté l’État congolais aujourd’hui, c’est de trouver une manière d’intégrer dans son espace domestique les nombreux morts et souffrances endurées par les Congolais pour les exorciser au lieu de les refouler. Leur refoulement symbolise le refus de l’État de s’assumer complètement pour se lancer, réconcilié avec lui-même, vers un avenir meilleur pour tous. En choisissant de ne procéder que par refoulement de ce que le passé (lointain ou récent) a stocké ou mis en mémoire, en niant que ceux qui sont morts ou ceux qui ont été enterrés vivants ici ou là aient jamais vécu, en procédant par exclusion de ces morts jamais oubliés par les leurs, l’État les extrait « de la quotidienneté historique et leur confère, [paradoxalement], à son insu, une fonction messianique ou, en tout cas, un rôle de révélateur critique[28].» Le défi que l’État doit relever, à l’exemple des jeunes artistes de nos villes martyres, est d’articuler ce passé traumatique qui hante nos mémoires « en une histoire de souffrance publique qui soit, non pas un objet d’enseignement “scolaire”, mais une partie constitutive de notre être, de notre “moi réflexif”, conditionnant et façonnant notre compréhension et de nous-mêmes et du monde »[29]et notre manière d’inventer une culture de la vie. Faire comme si tous les morts dans les camps pour réfugiés, toutes les personnes enterrées vivantes, toutes les personnes portant dans leur chair et leur esprit les douleurs des viols, etc. n’ont jamais vécu, c’est accepter que notre État-Nation continue à être l’empire macabre des ombres vivantes. Ce que révèle le reggae Yira de Butembo, c’est le refus de faire comme si ce qui a eu lieu n’a jamais eu lieu. Pour cela, il faut des témoignages, car comme l’a écrit Paul Ricoeur « nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé »[30].
Kasereka Kavwahirehi
Fellow, Alexander von Humboldt Foundation
University of Bayreuth/Germany